Sociologie du changement radical
Geneviève Pruvost a mené un travail de fourmi sur les alternatives concrètes. Elle en tire un essai dense et brillant.
dans l’hebdo N° 1670 Acheter ce numéro
Qui s’est déjà interrogé sur la fabrication d’un objet aussi ordinaire qu’un matelas ? Ou sur la portée de la disparition de l’artisanat et des sociétés paysannes au profit de pratiques et de matériaux standardisés ? Pour la sociologue Geneviève Pruvost, tout ceci est révélateur d’un changement de société, et l’occasion de dénicher celles et ceux qui font et pensent autrement.
Ce travail de fourmi lui a pris près de dix ans et reflète sa propre bifurcation. Après avoir longtemps travaillé sur la féminisation de la police et la violence des femmes, Geneviève Pruvost est partie, en 2010, en quête d’alternatives rurales, écologiques et anticapitalistes lui permettant de creuser les notions de relocalisation, d’autonomie, de radicalité et de réappropriation à partir du concret.
Dans cet essai, l’auteure nous plonge dans « les coulisses de la fabrique de cette quotidienneté en régime industrialo-capitaliste » pour planter ce décor que l’on ne voit peut-être plus. « La norme occidentale contemporaine d’existence, c’est la méconnaissance des mains qui agencent, fabriquent et nettoient les objets de la vie quotidienne », écrit-elle d’emblée. Puis elle déroule les rencontres avec celles et ceux considéré·es parfois comme des marginaux·les, sur plusieurs sites dont les noms restent secrets, sauf celui de Notre-Dame-des-Landes. Elle y a retrouvé des valeurs et pratiques communes : un réseau d’entraide fourni, pas d’adhésion à un parti politique, l’attachement au lieu et au vivant, la conversion au bio, aux circuits courts, aux médecines douces, mais surtout la conscience que tout dans le quotidien est politique.
La sociologue étend sa réflexion aux liens entre travail, capitalisme et patriarcat en développant la pensée de ce qu’elle appelle le « féminisme de la subsistance ». Elle convoque ainsi les théoriciennes Maria Mies, Vandana Shiva, Françoise d’Eaubonne et Silvia Federici : si elles ne se revendiquent pas forcément écoféministes, toutes ont orienté leurs recherches d’abord vers les paysan·nes du Sud, pour mieux percevoir les impacts de la « modernité » sur la disparition de certaines pratiques vernaculaires. Mais l’une des particularités de ce courant est de mettre aussi l’accent sur « la puissance d’agir des femmes » car « le féminisme de la subsistance est un féminisme radical qui n’envisage de changement qu’à partir d’un changement radical de société ».
C’est un livre du temps long, ralenti, qui invite à se questionner sur nos habitus. Lire cet essai foisonnant mais brillant demande du temps. Très dense en théories philosophiques et sociologiques, il parvient tout de même à rattraper nos mains et nos méninges fuyantes grâce aux bribes de vie glanées par l’autrice et racontées avec délicatesse et poésie. Des contre-récits un peu à contretemps pour mieux saisir les aberrations du système dominant dans lequel on baigne, barbote et parfois se noie.
Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance Geneviève Pruvost, La Découverte, coll. « L’horizon des possibles », 396 pages, 22 euros.