Sœurs d’un même temps
Trois livres saisissants dont les autrices nous disent que notre futur sera intersectionnel ou ne sera pas.
dans l’hebdo N° 1673 Acheter ce numéro
Dans le moment ô combien révélateur (mais si peu surprenant) et si profondément incommodant (1) où la presse et les médias braillent en chœur qu’une candidate écologiste fait preuve de trop de « radicalité » lorsqu’elle suggère – l’effrontée – que le sauvetage de la planète pourrait aussi passer par le combat contre les discriminations de classe, de genre ou de race, écartons-nous un peu du cours de ce bourrage réactionnaire pour nous plonger dans trois livres saisissants, dont les autrices nous disent, elles aussi, chacune à sa manière, et loin de toute facilité, que notre futur, en ce bas monde, sera intersectionnel ou ne sera pas.
Dans Les Dents de lait (2), la romancière allemande Helene Bukowski, dont c’est le premier ouvrage, imagine le monde brûlé qui a succédé à un effondrement durant lequel « le brouillard » a d’abord « englouti la mer ». Dans l’étrange familiarité de cet univers où la vie, désormais structurée par la peur de l’Autre, s’est brutalement recroquevillée loin des « terres mortes », une adolescente, bravant les haines et les hantises, va redécouvrir, envers et contre tou·tes, les vertus de l’accueil, de l’attention – et des ailleurs.
N. K. Jemisin, autrice états-unienne dont le triptyque de La Terre fracturée avait déjà profondément remué la science-fiction contemporaine (3), se lance quant à elle, avec Genèse de la cité (4), dans une nouvelle trilogie. Elle y explore la possibilité que ces lieux de mélange(s) par excellence que sont les grandes métropoles (et dont New York, passionnément portraituré par une romancière qui en sait chaque magnificence et chaque disgrâce, est bien sûr la représentation ultime) soient des entités dotées d’une existence propre. Dans les obscures puissances des profondeurs qui menacent ces modernes Babels (5), chacun·e reconnaîtra évidemment le trumpisme et ses affreux avatars.
Avec Sœurs dans la guerre (6), enfin – paru à Londres en 2007, traduit quatorze ans plus tard, et dont la résonance avec notre époque ne manque pas de stupéfier –, la Britannique Sarah Hall donne vie, dans une Angleterre dévastée, « grise et pourrissante », où les femmes sont évidemment les premières victimes toutes désignées d’un nouvel arbitraire, à une âpre et bouleversante communauté de résistantes.
Depuis leur havre montagnard, elles réinventent, loin des hommes, et bien au-delà de leur apprentissage du maniement des armes et de la survie, cette aventure prodigieuse : la simple humanité.
(1) Juste avant que j’écrive ces lignes, un collaborateur de la chaîne « d’information » de Vincent Bolloré (où tant de complices du pire continuent de se compromettre), vautré dans l’infamie, vient encore d’éructer que Sandrine Rousseau était une « Greta Thunberg ménopausée ».
(2) Traduit de l’allemand par Élisa Crabeil et Sarah Raquillet, Gallmeister, 261 pages, 22,40 euros.
(3) Voir Politis n° 1653.
(4) Traduit de l’anglais (États-Unis) par Michelle Charrier, J’ai lu, 508 pages, 22 euros.
(5) Lovecraft, ici, n’est jamais loin, et son racisme abject est explicitement dénoncé.
(6) Traduit de l’anglais par Éric Chédaille, Rivages, 270 pages, 20 euros.
Sébastien Fontenelle est un garçon plein d’entrain, adepte de la nuance et du compromis. Enfin ça, c’est les jours pairs.
Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.
Faire Un Don