« Strange Fruit », de David Margolick : Les arbres du Sud

Allia republie Strange Fruit, de David Margolick. Une histoire de la chanson portée par la puissance de son interprète : Billie Holiday.

Pauline Guedj  • 22 septembre 2021 abonné·es
« Strange Fruit », de David Margolick : Les arbres du Sud
© Rohwedder / DPA / dpa Picture-Alliance via AFP

Un soir de 1939, Billie Holiday joue au Café Society, un club de Greenwich Village connu pour son public multi-racial et engagé. La jeune femme s’apprête à boucler son set avec un nouveau morceau : « Strange Fruit ». Son visage se durcit, le pianiste plaque les premiers accords et elle susurre. « Les arbres du Sud portent un fruit étrange. Du sang sur les feuilles et du sang sur les racines. Un corps noir oscillant à la brise du Sud. Un fruit étrange pendu sur les peupliers. » Dans la salle, l’audience se glace. « Quand j’eus fini, racontera-t-elle, il n’y a pas eu l’ombre d’un applaudissement. Puis quelqu’un s’est mis à frapper des mains avec nervosité. Et soudain, tout le monde a applaudi. »

« Strange Fruit » sera à jamais associé à la chanteuse. Pourtant, le titre, une critique poignante des lynchages, n’avait initialement pas été écrit pour elle. Le morceau est né deux ans plus tôt, sous la plume d’Abel Meeropol, un enseignant du Bronx, activiste et membre du Parti communiste. Avant que Billie Holiday ne s’en empare, « Strange Fruit » avait déjà été interprété par d’autres artistes, parmi lesquels l’épouse de Meeropol, qui le chantait lors des meetings politiques. C’est Meeropol qui, sur les conseils d’un producteur, en vint à proposer le morceau à Holiday. Celle-ci l’accepta et prit l’habitude de conclure ses prestations avec cette chanson.

Filant de près le destin du morceau, le livre de David Margolick s’intéresse à sa genèse, aux versions que Billie Holiday en enregistra, ainsi qu’à celles qu’en ont proposées les rares artistes qui ont osé l’adopter après elle. Il évoque aussi les réactions des auditoires lorsqu’ils l’ont entendu pour la première fois et la manière dont le titre est devenu un hymne dans la lutte contre la ségrégation, peut-être même au-delà du « We Shall Overcome », entonné pendant la marche de Washington en 1963. Le livre regorge de témoignages, insistant sur l’attitude intransigeante de Holiday lorsqu’elle l’interprétait. Pas un bruit dans la salle, sous menace de la voir quitter la scène définitivement.

Au long du texte, Margolick démêle les propos de la chanteuse. Sur « Strange Fruit », comme sur nombre d’épisodes dans sa vie, Holiday a omis certaines vérités. Elle a fait croire que le titre lui était destiné. Elle a fait croire que le texte lui rappelait l’existence de son père. Margolick analyse la capacité de Holiday à se réinventer au gré des situations et des morceaux qu’elle joue et qui l’habitent sur scène. Surtout, il s’en prend avec force aux préjugés qui continuent de l’accabler.

Oui, Billie Holiday comprenait ce qu’elle chantait. Oui, elle avait conscience du poids politique du morceau. Et lorsqu’on écoute son interprétation, peu importe si « Strange Fruit » a vécu avant elle. C’est à travers sa voix que le morceau se révèle. « Quand Josh le chante, disait le biographe du chanteur Josh White, vous entendez un artiste merveilleux. Quand Billie le chante, vous vous trouvez au pied de l’arbre. »

Strange Fruit, David Margolick, traduit de l’anglais (États-Unis) par Michèle Valencia, Allia, 128 pages, 10 euros.

Littérature
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