« Une fois que tu sais », d’Emmanuel Cappellin : « La planète a tout son temps, mais nous ? »
Dans Une fois que tu sais, Emmanuel Cappellin part de sa propre prise de conscience de la catastrophe écologique pour en tirer du politique.
dans l’hebdo N° 1672 Acheter ce numéro
Dans la pénombre de son bureau, Emmanuel Cappellin griffonne des dizaines de graphiques dans son carnet. L’un d’entre eux tente de matérialiser l’évolution de l’humanité et ses conditions de (sur)vie de 1900 à 2100. Le feutre noir dessine délicatement les courbes : au XXe siècle, celles représentant l’industrie, la nourriture, la population et les pollutions sont en constante progression ; celle nommée « Ressources » diminue doucement. Passé la ligne centrale du « Présent », c’est la chute générale.
Une fois que tu sais n’a pas la prétention de fournir un kit de l’écolo parfait ni ne cherche à culpabiliser le spectateur, et encore moins à brosser un tableau apocalyptique de l’avenir. Emmanuel Cappellin, réalisateur et protagoniste du film, est lucide : « Même si le pari reste de péter la bulle des écolo-convaincus, c’est un film pour les Occidentaux, un film de privilégiés pour des privilégiés qui peuvent se permettre de se poser la question de demain. Mais c’est aussi l’histoire d’une génération. »
Les notions d’écoanxiété, de solastalgie et d’effondrement tissent la toile de fond du documentaire sans dire leur nom, percutant l’actualité. Une étude récente de la revue The Lancet Planetary Health dévoile que 45 % des jeunes sondés dans dix pays se sentent affectés par l’écoanxiété dans leur vie quotidienne. Une réalité qui était loin d’être autant verbalisée et généralisée lorsque les premières lueurs du film ont surgi dans l’esprit d’Emmanuel Cappellin en 2012.
Malgré l’urgence climatique qui nous assaille, le documentariste a misé sur le temps long. Quasiment dix ans se sont écoulés entre les germes et l’éclosion du film, soit le rythme de son propre cheminement. Il a pris le temps de poser les innombrables questions intrinsèques à la situation actuelle, d’y réfléchir, d’esquisser des réponses. Ce temps étiré et propice à la réflexion transparaît dans le montage du film quand on s’arrête pour observer une feuille d’automne virevolter ou un oiseau se poser. À l’opposé de la course effrénée de notre société mondialisée.
Cadreur et journaliste dans les films de Yann Arthus-Bertrand, Emmanuel Cappellin a parcouru de nombreux pays, rencontré des habitant·es déjà impacté·es par le changement climatique, et des scientifiques fatigué·es d’alerter dans le vide. Car ce sont eux, « ceux qui savent », qui ont d’abord éprouvé le maelström de sentiments face à la crise climatique en cours. Comme cet expert des coraux en Australie extrêmement préoccupé, dévasté par ce « savoir toxique » qu’il côtoyait au quotidien et qui contaminait aussi sa femme et ses deux enfants. « Je me suis demandé si c’était anecdotique, interne à cette famille, ou si j’assistais à la projection de ce qui se passerait dans une quinzaine d’années à plus grande échelle », confie Emmanuel Cappellin.
Ce mélange de savoir scientifique et d’affects est le ciment du film grâce aux témoignages de quatre experts mondiaux du climat. L’ingénieur français Jean-Marc Jancovici ne mâche jamais ses mots pour faire comprendre le lien entre l’effondrement, la question des énergies fossiles et le climat. La géographe allemande Susanne Moser ose parler de deuil nécessaire pour « affronter notre propre vulnérabilité » avant de nous « réincorporer à la vie ». Saleemul Huq, expert bangladais du Giec, est confronté à la montée des eaux dans son pays, mais utilise sa colère pour faire avancer les négociations internationales : il n’a pas raté une seule COP en vingt ans ! Et, enfin, l’Américain Richard Heinberg, fondateur du Post Carbon Institute, oscille entre tristesse, acceptation et espoir, et a renoncé à faire des enfants dans ce monde, quitte à voir toutes ses photos de famille jaunies finir dans une poubelle… « L’écologie grand public a toujours dix ou quinze ans de retard sur l’état de la recherche. C’est celle qu’on voit sur les sacs Auchan disant de faire un geste pour la planète. Or la planète va très bien, elle a tout son temps, assène le réalisateur. Mais nous ? Sommes-nous capables de nous adapter ? »
Offrir cet espace sain de confidences aux climatologues, « ces pythies contemporaines chargées d’annoncer la triste nouvelle », était primordial pour Emmanuel Cappellin. Mais il sentait que ça ne suffisait pas. Encouragé par Anne-Marie Sangla, coréalisatrice et monteuse, il a décidé en 2015 de retourner la caméra et de s’intégrer au processus narratif. Lui aussi était désarmé par ce qu’il savait, ce qu’il lisait, ce qu’il voyait, par ce tourbillon de sentiments où la « fascination a laissé place à l’inquiétude » quand il a vu ses « illusions foutre le camp pour de bon ». Les scènes pleines de douceur de sa vie familiale, de son quotidien avec ses voisins tranchent avec les images d’un Donald Trump annonçant le retrait des États-Unis de l’accord de Paris sur le climat ou de ces gigantesques paquebots transportant des milliers de containers de la Chine à l’Europe.
L’une des réussites du film est de lier constamment l’intime et le politique, le global et le local, et de parler des modes d’action sans tomber dans la moralisation facile ou les rivalités stériles entre militants. Car une fois qu’on sait, qu’est-ce qu’on fait ? « Si l’objectif est de rester sous la barre des 2 °C, alors, en effet, la politique des petits pas ne suffit pas. Mais même en misant sur une forme d’écotyrannie, ou en radicalisant davantage les actions de désobéissance civile, ce ne sera pas suffisant ! analyse le réalisateur. Si l’objectif est de mettre en place des mécanismes d’adaptation sociale, toutes les formes d’action sont les bienvenues : les petits pas individuels, les formes plus illégales, le combat institutionnel au niveau de la géopolitique, l’action à l’échelle d’un village… »
Emmanuel Cappellin, lui, a d’abord choisi de se réfugier, il y a dix ans, à Saillans, ce village de la Drôme qui a expérimenté la démocratie participative. Puis, en 2018, il rejoint le mouvement Extinction Rebellion (XR), parfaite synthèse, à ses yeux, entre la réflexion très personnelle sur le devenir de sa vie et la remise en question du système, des structures du pouvoir politique et économique. On le voit micro en main, lors d’un happening spectaculaire des militants au Muséum d’histoire naturelle. Entouré de vigiles, il clame l’un des slogans de XR : « Quand l’espoir meurt, l’action commence ! Et l’action commence maintenant ! » De nouvelles étapes dans son adaptation personnelle et sa politisation.
« Ce qui m’intéresse désormais, ce sont les politiques de l’effondrement, et tous les questionnements qui en découlent : serons-nous capables d’instaurer une forme de justice sociale dans ces nouveaux arbitrages ? Comment refondre le contrat social quand on ne pourra plus assurer certains fondamentaux ? » De nouvelles questions, qui sont autant de pierres pour bâtir ces nouveaux récits d’une société occidentale plus sobre, plus juste, plus solidaire.