17 octobre 1961 : un acte de guerre
À force d’euphémismes, Emmanuel Macron a fini par tourner le dos à la vérité. À en croire la formule alambiquée du communiqué officiel, Papon est l’assassin et la République est la victime…
dans l’hebdo N° 1676 Acheter ce numéro
Ah ! qu’elle est difficile à admettre, cette vérité du 17 octobre 1961 ! Si l’on en croit le communiqué de l’Élysée publié à la veille du funeste anniversaire, ces centaines d’Algériens tués par balles et jetés à la Seine, c’est la faute d’un salaud nommé Papon. Le libellé est habile, presque trop : « Les crimes [ont été] commis sous l’autorité de Maurice Papon », et ils sont « inexcusables pour la République ». Papon, il est vrai, est parfait pour endosser cette responsabilité solitaire, puisque coupable, déjà vingt ans plus tôt, d’arrestations et de séquestrations des juifs de la région bordelaise, expédiés au camp de Drancy, sur le chemin d’Auschwitz. Des crimes contre l’humanité pour lesquels il ne fut condamné qu’en 1998. Il a en outre une autre qualité : il est mort. Il ne parlera plus. Évidemment, Papon n’est innocent de rien. Mais le texte de l’Élysée repose à sa façon, implicite et un peu honteuse, la question de la banalité du mal soulevée par Hannah Arendt lors du procès Eichmann. La question de la responsabilité de l’individu en tant que rouage d’une machinerie d’État. Mutatis mutandis, cela n’excuse pas plus Papon que le haut fonctionnaire du Troisième Reich. Mais ça nous invite à porter le regard sur les donneurs d’ordre et sur la machine d’État elle-même. Si Papon avait vraiment agi seul ou désobéi à sa hiérarchie, il ne serait pas resté un jour de plus préfet de police de Paris. Or, il est demeuré en fonction jusqu’en 1967, avant d’être député puis ministre de Raymond Barre, allant ainsi de promotion en promotion. La vérité que tout le monde connaît aujourd’hui, c’est que Papon a appliqué des ordres. Et le salaud qu’il était en effet avait été choisi parce qu’on le savait en haut lieu étranger aux états d’âme.
Mais les ordres de qui ? Du ministre de l’Intérieur, Roger Frey, assurément. Du Premier ministre, Michel Debré, évidemment. De quelle nature ont été ces ordres ? D’attaquer une manifestation pacifique. Quant à De Gaulle, du haut de son Aventin, il n’a certainement pas eu à « connaître » les moyens. Un simple acquiescement aura suffi. À ceux qui défendraient encore la thèse inepte de l’improvisation, il faut conseiller la lecture d’un texte de Gilles Manceron paru sur le site de la revue Contretemps (1). Selon l’historien, une force spéciale qui pouvait s’émanciper de toute légalité avait été organisée dès novembre 1959 dotée d’un bras armé, la Force de police auxiliaire (FPA). Un rapport remis à Papon et à Debré par un de leurs chefs barbouzes était sobrement intitulé : « Destruction de l’organisation rebelle dans le département de la Seine. Une Solution. La Seule ! » Ce qui explique que le 17 octobre ne fut pas seulement une manifestation durement réprimée, presque une « bavure », mais l’aboutissement d’un projet d’anéantissement de tout ce que le FLN comptait de relais en région parisienne. Un acte de guerre. S’il n’est pas inutile de rappeler tout ça, c’est pour souligner à quel point le texte élyséen relève de ce qu’il faut bien appeler une imposture. À force d’euphémismes, Emmanuel Macron a fini par tourner le dos à la vérité. À en croire la formule alambiquée du texte officiel, Papon est l’assassin et la République est la victime… Un détail protocolaire de la cérémonie, noté par beaucoup d’observateurs, est venu en renfort de ce discours. Le lointain successeur de Papon, le préfet de police Didier Lallement était présent à la commémoration sur le pont Saint-Michel, à Paris, mais sans sa tenue d’apparat. C’était Monsieur Lallement, simple citoyen.
Tout a donc été fait pour exonérer l’État de ses responsabilités, et surtout l’une de ses institutions, la police. Où l’on voit que la politique s’était invitée à la commémoration. Car c’est bien la police de 2021 qu’il faut ménager. Pas plus qu’il existe aujourd’hui des « violences policières », il n’y eut jadis de « crime d’État ». L’histoire soudain se lit à l’envers. Ce sont les impératifs de la Macronie en période préélectorale qui réécrivent les événements d’hier. Ne pas déplaire à la police. Ne pas froisser la droite ou l’extrême droite. Et, au contraire, ne pas trop plaire à l’Algérie ni aux Français issus de l’immigration algérienne. Ceux-là ne sont-ils pas réputés de piètres électeurs ? Et pourtant, il faut le dire, Macron a fait plus et mieux que ses prédécesseurs qui, eux, n’avaient rien fait… À l’exception de François Hollande, qui avait risqué un très timide premier pas évoquant « une répression sanglante ». On peut évidemment voir le verre à moitié plein. C’est la théorie du petit pas en avant. Mais nous sommes soixante ans après les faits, et il avait fallu moins de temps à Jacques Chirac pour reconnaître, en 1995, la responsabilité de la France dans la déportation des juifs. Rien de comparable évidemment, si ce n’est le rapport décidément impossible de ce pays à son histoire, c’est-à-dire à la vérité. Il n’est pourtant plus question de « refaire nation », comme le voulait De Gaulle à la Libération. Et l’alibi qui servit longtemps aux gaullistes et à Mitterrand pour ne pas reconnaître la responsabilité de la France dans la déportation des juifs, à savoir que l’État pétainiste, ce n’était pas la République, n’a pas lieu d’être ici. En 1961, l’État républicain est en pleine responsabilité. Et il est difficile de faire passer Papon pour un criminel de droit commun.
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(1) Le texte est publié en totalité dans l’édition de poche du livre de Marcel et Paulette Péju Le 17 octobre des Algériens (La Découverte).
Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.
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