Ces enseignants qui claquent la porte

Le nombre de démissions de profs augmente d’année en année. Les causes ? Dégradation des conditions de travail, manque de reconnaissance, empilement des réformes… Témoignages.

Malika Butzbach  • 27 octobre 2021 abonnés
Ces enseignants qui claquent la porte
© ARIE BOTBOL / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Sarah chantonne « je suis venue te dire que je m’en vais » lorsqu’elle évoque son prochain départ de l’Éducation nationale, « dès que possible ». La jeune professeure des écoles prévoit de rejoindre les rangs des démissionnaires de l’Éducation, dont le nombre a plus que triplé en moins de dix ans. Ils étaient 399 en 2011-2012, ils sont 1 417 en 2017-2018. La majorité sont dans le premier degré, un peu moins de 500 dans les collèges ou les lycées.

Ces chiffres restent marginaux au regard du nombre de professeurs en poste : moins de 2 démissionnaires pour 1 000 enseignants en 2018. Mais, si le phénomène reste minoritaire, son augmentation alerte et inquiète. « Sur ces cinq dernières années, il y a environ 200 départs en plus chaque année », note la direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (Depp) en 2018. Surtout du côté des fonctionnaires stagiaires : ces futurs profs qui, ayant réussi le concours, passent leur première année entre formation et en responsabilité devant une classe. Durant cette année particulière, 864 sont partis au cours de l’année scolaire 2017-2018, 700 de plus que sept ans auparavant. Au total, plus de 6 % des fonctionnaires stagiaires ont décidé de jeter l’éponge et ne sont plus dans l’enseignement l’année suivante, quittant un métier dans lequel ils venaient à peine d’entrer.

Ce renoncement dit beaucoup de la dégradation des conditions de travail. « Désillusion pour une profession que l’on a fantasmée », sentiment d’être « usé par le quotidien », « manque de reconnaissance sociale et financière », « des réformes qui s’empilent sans sens »… Les arguments de ces démissionnaires sont nombreux et divers, selon leur vécu au sein de l’institution. « Ce serait une erreur de considérer que les enseignants qui quittent l’Éducation nationale sont plus insatisfaits que d’autres : ils ont simplement plus d’opportunités pour partir, avec parfois un élément déclencheur », note la sociologue Sandrine Garcia, professeure en sciences de l’éducation (1).

(1) « Quand les enseignants claquent la porte », Sandrine Garcia, La Vie des idées, 29 juin 2021.

Verbatim

**Lina***

Fonctionnaire stagiaire en maternelle

« Être institutrice ? J’en ai rêvé pendant dix ans. Finalement, je n’ai pas tenu plus de dix mois », grince Lina, 23 ans. L’an dernier, alors en deuxième année de master des métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation, après avoir réussi le concours de recrutement de professeur des écoles, la jeune femme devient fonctionnaire stagiaire avant de pouvoir être titularisée. Elle alterne entre l’université où elle suit la fin de sa formation et l’école maternelle, où elle est en responsabilité devant les élèves. « J’avais une classe de grande section dans un établissement du nord de la France. Alors que, durant l’été, je ne ressentais pas du tout de pression, j’ai très mal vécu la rentrée scolaire dans ma classe. Ça a été horrible : je n’étais pas préparée à me retrouver seule devant les élèves. » Lorsqu’elle en parle, sa voix s’accélère et les mots s’enchaînent de plus en plus rapidement. « Comment je devais me comporter ? Comment leur expliquer au mieux les exercices et ateliers ? Comment réagir face à un élève turbulent et violent ? J’avais toutes ces questions en tête et aucune réponse. » La jeune institutrice n’imaginait pas devoir faire face à une classe de 30 élèves avec des différences de niveau énormes : certains savent déjà un peu lire tandis que d’autres sont en retard. « Il y avait aussi un garçon qui était en situation de handicap moteur, mais l’Atsem (1) qui s’occupait de lui n’était là qu’un jour par semaine. »

La jeune fille se démène de son mieux, arrivant tôt pour préparer les activités manuelles, travaillant jusqu’à tard pour les organiser… « Durant cette année-là, entre les cours, la prise en charge de la classe et le mémoire à soutenir, je crois qu’il n’y a pas un week-end où je n’ai pas travaillé… » Elle se sent peu accompagnée à l’université, les cours « trop théoriques » ne lui apportant pas de solutions ni de pistes pour faire face à ses problèmes du quotidien avec les élèves. « Avec beaucoup de mes camarades, nous avions l’impression de ne pas avoir été bien formés à ce métier, malgré une première année de master. » Un sentiment très largement partagé, si l’on en croit une note du ministère de l’Éducation nationale publiée en 2019 : seuls 25 % des professeurs se sentent bien ou très bien préparés pour « le suivi de l’apprentissage et de la progression des élèves ».

Lina le reconnaît elle-même : elle a « fantasmé » le métier d’enseignant sans « faire attention à tout ce qu’il impliquait ». Par exemple, « je voulais devenir institutrice pour travailler avec les enfants, mais je n’avais jamais trop fait attention à la question du salaire. Quand j’ai appris qu’en début de carrière le salaire était de 1 500 euros net par mois, je suis un peu tombée par terre. À bac + 5 et pour un métier reconnu comme “essentiel”, qui touche si peu ? » Alors que Jean-Michel Blanquer, dans le cadre du Grenelle de l’éducation, a communiqué sur une revalorisation de certains salaires, notamment en début de carrière, cette annonce la fait doucement rire. « C’est un peu léger, non ? En tout cas, ce n’est pas assez pour me donner envie de rester dans l’Éducation nationale. »

(1) Agent territorial spécialisé des écoles maternelles.

Pierre

Professeur de français en collège depuis plus de trente ans

Après plus d’une trentaine de rentrées scolaires, Pierre se sent « usé par les mauvaises conditions de travail du quotidien ». À 57 ans, ce professeur de français remplaçant sillonne les collèges de Bretagne. « C’est parfois difficile d’être remplaçant : on arrive dans un environnement nouveau sans connaître ni l’administration de l’établissement ni le suivi des élèves. » Mettre en place des séquences pédagogiques adaptées dans ce contexte implique de grosses semaines de travail « sans voir le jour ». « Je suis peut-être trop idéaliste, tempère l’enseignant. Certains de mes collègues semblent s’en accommoder, mais ce n’est pas mon cas. » Pour lui, l’usure s’est cristallisée dans certains moments où il a « craqué ».

Le premier, après quatorze ans d’enseignement, a pris la forme d’un burn-out. « Un matin, je me suis rendu au lycée comme d’habitude. Mais arrivé devant, sans descendre de ma voiture, j’ai fait demi-tour. Je ne pouvais tout simplement pas y aller. » Pierre se met alors en disponibilité de l’Éducation nationale et travaille durant deux ans dans le bâti écologique. « Je suis revenu à l’enseignement d’abord et surtout pour des raisons financières. Après tout, j’avais quatre enfants. » Mais cette coupure a annulé son ancienneté, et il n’a pas d’autre possibilité que de devenir remplaçant.

Un élève voulait me faire craquer. C’est ce qui s’est produit.

C’est avec ce statut que « le pire » arrive. « Il y a deux ans, j’étais en remplacement long dans un collège et cela se passait mal avec une classe. Un élève était très difficile et, avec lui, la classe avait fait de moi sa tête de Turc. Un jour de juin, comme cet élève passait devant moi alors que je lui avais dit de rester assis, je lui ai mis une tape, pas violente, derrière le crâne. » L’affaire remonte jusqu’à la justice avant que l’élève ne retire sa plainte. Mais l’épisode marque durablement Pierre : « C’était en juin, j’avais tenu toute l’année. L’élève voulait me faire craquer, je pense. Ce qui s’est produit. C’est dingue d’en arriver là après trente ans d’enseignement… » En discutant avec ses collègues et amis, il constate qu’il n’est pas le seul à avoir vécu ce genre de situation.

« C’est parfois compliqué de se retrouver seul face à une classe de 30 ou 35 élèves, surtout quand les conditions de travail ne sont pas bonnes. » Durant son parcours dans l’éducation, Pierre a constaté leur dégradation : « Lorsque j’ai commencé, un professeur de collège avait au maximum trois classes. Aujourd’hui, c’est au moins quatre. » Parce que son département est très touché par les démissions, il songe sérieusement à prendre une préretraite « bien que cela implique une décote ». Une chose est sûre, il quittera l’enseignement, c’est une question de temps. Lorsque sa fille lui a fait part de son souhait de devenir professeure comme lui, il l’en a doucement dissuadée. « Elle me ressemble trop, je savais qu’elle allait avoir des déconvenues dans ce métier et je voulais lui éviter cela. » a

Pauline

Professeure des écoles en primaire pendant cinq ans

La jeune femme compte à haute voix. « Une, deux… Sur les six copines de ma formation d’enseignante, nous sommes trois à être parties de l’Éducation nationale. » Après avoir quitté l’institution, Pauline a entamé une thérapie. « Je culpabilisais en ayant l’impression de laisser tomber les élèves. Mais, surtout, j’avais énormément de colère en moi à extérioriser par rapport à la manière dont on m’a traitée, alors que j’estime avoir été de bonne volonté et avoir fait un travail à la hauteur. » C’est bien la maltraitance institutionnelle qui a poussé la jeune femme au départ. Des situations de souffrance, elle en a connu plein. Mais une l’a plus marquée : « L’inspectrice académique m’a appelée pendant une récréation en me reprochant de ne pas avoir bien rempli certaines évaluations. La veille, j’avais demandé un congé pour le décès de mon grand-père. Mais qu’importe mon état, elle m’a descendue en criant au téléphone. Je me suis effondrée et, après cela, il a fallu que je reprenne ma classe comme si de rien n’était. » Plus que les comportements humains, l’ancienne professeure des écoles évoque une machine froide jusque dans ses mécanismes de fonctionnement. « On est des pions que l’on met là où il y a des trous. Qu’importe notre bien-être ou celui de nos élèves. On s’en rend compte très facilement dès notre formation : le système déshumanise et ne s’en cache pas. »

Pourtant, le métier lui plaît et Pauline se donne à fond. Dès sa titularisation dans le premier degré, elle devient directrice, « sans savoir qu’[elle] pouvai[t] refuser… » Durant quatre ans, elle se forme à ce poste, seule, enchaînant les semaines lourdes, « entre 55 et 75 heures hebdomadaires ». « Si le système tient, c’est parce que les enseignants ont une conscience professionnelle et donc veulent bien faire leur travail. » Lorsqu’elle quitte ce poste de direction, c’est finalement le confinement qui alourdit sa charge de travail. « Il y a eu les cours à distance, les appels pour maintenir le lien avec les élèves. Et lors de la reprise il fallait les accueillir en quatre petits groupes, donc quatre fois plus de travail, sans compter les exercices à faire à la maison et à corriger… » Son médecin veut la mettre en arrêt, mais elle tient bon. « À la fin, mes CP avaient un super niveau ! Mais je ne me voyais pas rester une année de plus dans l’enseignement. » Épuisée, Pauline demande une rupture conventionnelle, en même temps que son compagnon, lui aussi professeur. « On a eu énormément de chance qu’elles soient acceptées ! »

On est des pions que l’on met là où il y a des trous. Qu’importe notre bien-être ou celui de nos élèves.

En 2020, l’Éducation nationale a enregistré 1 064 demandes de rupture conventionnelle d’enseignants, 237 ont reçu une réponse positive. Pauline a pu quitter l’Île-de-France et se rapprocher de sa région natale. « Je pense que je continuerai à exercer ce métier, mais pas à temps plein ni à l’Éducation nationale. » Elle a passé des entretiens dans des écoles privées : « En face de moi, les gens étaient bienveillants et ils ont pris en compte mes critères. Je n’avais pas été écoutée comme ça depuis cinq ans. » a

**Bastien***

Enseignant d’histoire-géographie pendant vingt ans

La réforme du baccalauréat a été l’élément déclencheur pour Bastien, professeur d’histoire-géographie au lycée. « C’est la principale raison qui explique mon départ de l’Éducation nationale, l’été dernier », affirme-t-il. Instaurée en 2018 cette réforme met fin aux séries traditionnelles (L, S et ES), remplacées par des enseignements de spécialité (trois en première, puis deux en terminale). Depuis, l’histoire-géographie étant à la fois une matière du tronc commun suivi par tous et une discipline de spécialité, « cela fait deux programmes à préparer et à mettre en place », souligne Bastien. La charge de travail a été très importante, dans un calendrier très restreint. « Il y avait beaucoup de pression et nous étions incapables de répondre aux questions des élèves, de les rassurer en leur expliquant comment ils seraient notés et sur quel genre d’exercice. C’était dur, j’avais l’impression de rendre un service dégradé. » Une situation que l’enseignant a mal vécue, au point que le confinement du printemps 2020 lui a paru « salutaire ».

Mais, surtout, Bastien a du mal à appliquer cette réforme qui va à l’encontre de ses principes et valeurs. « Avec la mise en place du contrôle continu et le fait de ne pas avoir forcément accès à toutes les spécialités, ce changement va aggraver encore plus les inégalités entre les élèves », relève-t-il. « C’est la fin du baccalauréat national et cela va accentuer les différences entre les jeunes des différents lycées, selon le prestige de chaque établissement », pointe le professeur, qui a d’abord enseigné dans un lycée de banlieue avant d’intégrer un établissement en centre-ville. C’est donc sans trop de remords qu’il a pris la décision de quitter l’Éducation nationale. « J’ai quand même un pincement au cœur à l’idée de ne plus me trouver face aux élèves que j’ai aimé accompagner. » En deux ans, six autres enseignants de son lycée sont partis, « tous dans la quarantaine », comme lui. « Certains ont eu le sentiment de trahir leurs élèves, de faillir à leur mission. Ce n’était pas mon cas. Avec cette réforme, je ne me suis plus senti lié par une forme d’obligation morale envers l’institution et le service public. »

Il y a vingt ans, Bastien avait choisi le métier d’enseignant d’abord « par passion pour l’histoire », mais aussi pour une forme d’ascension sociale. « Je viens d’un milieu assez modeste et, là où je vivais, les enseignants conduisaient des Volkswagen. Les autres avaient des Peugeot. » Plus encore, le jeune homme aimait l’idée de participer à quelque chose de plus grand, « offrir un service public essentiel ». Et son expérience à l’Éducation nationale ne lui aura pas enlevé cela. Il a repris ses études pour monter en grade dans la fonction publique. « Lorsque j’ai rencontré les services de ressources humaines de mon académie, ils ont bien accueilli mon projet de reconversion et m’ont accompagné pour le mener à bien. Mon souhait serait que les dispositifs d’accompagnement soient mieux valorisés. »

*Les prénoms ont été modifiés.

Pour aller plus loin…

Les personnes LGBT+, premières victimes de violences sexuelles
Étude 21 novembre 2024 abonnés

Les personnes LGBT+, premières victimes de violences sexuelles

Une enquête de l’Inserm montre que de plus en plus de personnes s’éloignent de la norme hétérosexuelle, mais que les personnes LGBT+ sont surexposées aux violences sexuelles et que la transidentité est mal acceptée socialement.
Par Thomas Lefèvre
La santé, c’est (avant tout) celle des hommes !
Santé 21 novembre 2024 abonnés

La santé, c’est (avant tout) celle des hommes !

Les stéréotypes sexistes, encore profondément ancrés dans la recherche et la pratique médicales, entraînent de mauvaises prises en charge et des retards de diagnostic. Les spécificités féminines sont trop souvent ignorées dans les essais cliniques, et les symptômes douloureux banalisés.
Par Thomas Lefèvre
La Confédération paysanne, au four et au moulin
Syndicat 19 novembre 2024 abonnés

La Confédération paysanne, au four et au moulin

L’appel à la mobilisation nationale du 18 novembre lancé par la FNSEA contre le traité UE/Mercosur laisse l’impression d’une unité syndicale, qui n’est que de façade. La Confédération paysanne tente de tirer son épingle du jeu, par ses positionnements et ses actions.
Par Vanina Delmas
À Toulouse, une véritable « chasse à la pute »
Prostitution 18 novembre 2024 abonnés

À Toulouse, une véritable « chasse à la pute »

Dans la Ville rose, les arrêtés municipaux anti-prostitution ont renforcé la précarité des travailleuses du sexe, qui subissent déjà la crise économique. Elles racontent leur quotidien, soumis à la traque des policiers et aux amendes à répétition.
Par Pauline Migevant