Comment en finir avec la Françafrique. La vision d’Achille Mbembe
Pour Achille Mbembe, la Françafrique est en bout de course. Il appelle à sortir du face-à-face historique pour inventer une géopolitique où l’Afrique deviendra un acteur mondial.
dans l’hebdo N° 1674 Acheter ce numéro
Adepte des « coups », Emmanuel Macron a sollicité au début de l’année Achille Mbembe (1), l’un des plus grands intellectuels africains du moment, pour préparer les débats de son « Nouveau sommet Afrique-France ». L’historien, philosophe et politiste camerounais, reconnu pour son indépendance d’esprit, est un des critiques les plus influents de la politique néocolonialiste africaine de la France depuis plus de trois décennies. Cependant, jugeant qu’il faut dépasser les blocages d’une relation parvenue en bout de cycle historique, il a accepté la mission présidentielle, consistant à capter les aspirations de la société civile africaine afin d’en dégager des propositions interpellant la France. Une collaboration qui a déclenché une vive polémique au sein des milieux anticolonialistes.
Achille Mbembe s’est entouré de treize personnalités (2) issu·es du continent pour conduire un cycle de 66 débats, menés avec quelque 4 800 participant·es âgé·es de 25 à 35 ans (activistes, professionnel·les de l’enseignement, de l’entreprise, des médias, etc.) dans douze pays : Afrique du Sud, Angola, Kenya, Nigeria, République démocratique du Congo, et surtout Burkina Faso, Cameroun, Côte d’Ivoire, Mali, Niger, Sénégal et Tunisie, anciennes colonies du « pré carré » francophone, ainsi que dans une dizaine de villes françaises. À la conclusion, un rapport de 150 pages comportant 13 propositions interpellant la France, qui seront discutées le 8 octobre avec le président de la République (disponible sur notre site www.politis.fr).
Jugez-vous les contributions de la société civile africaine à la hauteur de vos attentes ?
Achille Mbembe : À mon appréciation, nous n’avons jamais connu une telle prise de parole au sujet des rapports entre la France et l’Afrique. C’est tout à fait inédit, et les contributions ont afflué par des canaux qui ont débordé les débats officiellement organisés.
Tout d’abord – c’était attendu mais on l’a mesuré –, les gens ont manifesté des préoccupations bien plus larges que le cadre de la relation avec la France : dérèglement climatique, disparition de la biodiversité, déforestation, transition numérique, entrepreneuriat, industries culturelles, crise sanitaire, pandémie de covid, etc. On a discuté du financement du développement, des luttes pour l’égalité entre les hommes et les femmes, de gouvernance, de démocratie et de libertés fondamentales. Mais aussi des rivalités géopolitiques, notamment entre Washington et Pékin, et de leur impact sur le continent africain, où la Chine a entrepris une percée depuis plusieurs années.
Et puis, évidemment, des sujets qui fâchent, alimentant des sentiments anti-français en Afrique, notamment dans les pays du pré carré : interventions militaires, emprise du franc CFA, francophonie. Et le rôle des entreprises dans le développement. Il existe le sentiment général que les mastodontes que sont Bolloré, Bouygues, TotalEnergies et autres jouissent de passe-droits sur le continent, et que c’est le fruit de la collusion entre certains segments des élites françaises et africaines.
J’ai aussi été frappé de constater que beaucoup d’initiatives ont été engagées depuis 2017 par la France, surtout dans le domaine de l’entrepreneuriat, qui a reçu le gros des financements et de l’attention, mais aussi dans le domaine numérique, de la culture : saison Africa 2020, restitution des œuvres d’art, francophonie, etc. Le budget français de l’Aide publique au développement a augmenté de manière sensible, après des années de stagnation (3) ; ces effets se feront sentir dans les années à venir. Ça a beaucoup aidé à canaliser les propositions – on n’allait pas demander ce qui était déjà engagé.
On a qualifié cette coopération avec Macron de naïve ou d’opportuniste, dans les milieux anticolonialistes…
Le débat a été très violent. J’ai subi du chantage, de l’intimidation, des pressions morales. Mais je me suis déterminé en fonction de mon propre jugement, et j’ai beaucoup appris du groupe que j’avais réuni pour m’accompagner dans ce processus. Des personnalités de tous bords, indépendantes, à la réputation morale et éthique incontestable, avec lesquelles je partage le parti pris de s’impliquer dans le travail de refondation des rapports entre la France et l’Afrique.
Le contre-sommet des opposants à la françafrique
Il est tentant – mais illusoire – d’imaginer le « nouveau sommet Afrique-France » dynamité de l’intérieur par les interventions des représentant·es de la société civile du continent. Les opposant·es historiques à la Françafrique, avec l’ONG Survie en tête, organisent simultanément un contre-sommet en bonne et due forme pour dénoncer « une offensive de communication plutôt qu’un réel changement de la politique française en Afrique ». Au programme, des conférences et des débats, du 6 au 10 octobre, à la Carmagnole, lieu associatif montpelliérain (lacarmagnole.fr) : dérives de l’aide au développement, persistance de la pensée colonialiste, politiques migratoires, domination économique par le franc CFA, présence militaire, etc.
Pour l’occasion, l’association CCFD-Terre solidaire lance un appel signé par une vingtaine d’organisations françaises ou africaines et des personnalités expertes, pour demander une refondation de la politique sahélienne de la France, dans une impasse alors que cette zone subit les effets redoublés du dérèglement climatique et de la pandémie, ainsi qu’une recrudescence de la violence liée à des groupes armés, souvent d’obédience islamiste. Une Coalition citoyenne pour le Sahel, née en juillet 2020, propose des pistes « pour une nouvelle approche centrée sur les besoins des populations », sur la base d’un rapport (« Sahel, ce qui doit changer », www.sahelpeoplescoalition.org) porté par une « une coalition sans précédent » d’une cinquantaine d’organisations sahéliennes, ouest-africaines et internationales.
« J’aspire à ce que les générations qui viennent n’aient pas à porter le même fardeau que nous. »
Par ailleurs, vous le verrez, le rapport est lucide et honnête. D’abord vis-à-vis de moi-même, d’Emmanuel Macron, de l’Afrique et de la France, des possibilités positives que le continent recèle et qu’il faut libérer. Et il est très critique. Pas pour le principe, mais dans le but de construire en commun pour l’avenir. Son fondement philosophique et éthique, c’est une certaine idée de « l’en-commun » et du devoir que nous avons de réparer le monde. Je me place dans une perspective de réparation.
Un contre-sommet au sommet officiel est organisé, dont les revendications pour une refondation de la politique française en Afrique pourraient finalement vous être attribuées. Avez-vous eu des échanges ?
Je suis ravi que le terme « refondation » s’impose dans le débat ! Et il est sain pour le débat public que de nombreuses voix se fassent entendre : pendant très longtemps, la question des rapports entre la France et l’Afrique a été confisquée par les États. Au cours de ma mission, j’ai été très frappé par la place prise par de nouveaux acteurs, surtout les jeunes générations, et des collectifs de femmes : ce sont ces deux catégories, les « cadets sociaux », qui portent ce débat en Afrique. Le sens politique et culturel est clair, dans des sociétés largement contrôlées par des gérontocraties sur le continent.
En quoi cette collaboration contribue-t-elle à votre propre vision de l’avenir de l’Afrique ?
Il faut sortir de la Françafrique, c’est le point de départ de toute refondation des rapports entre la France et l’Afrique. La question, c’est : comment en sortir concrètement.
Pour ma part, je constate d’abord que la Françafrique n’est plus celle qui a perduré jusqu’au début des années 2010. Dans le sens où chez Emmanuel Macron s’esquisse une vision géopolitique du continent, avec les linéaments d’une autre démarche politique, aussi bien en termes de relation d’État à État que de dialogue avec l’ensemble des forces vivantes des sociétés africaines. Ce n’était pas le cas avant. Cependant, la France reste empêtrée dans des logiques, surtout militaires, qui découlent d’une vision surannée de la stabilité et de la sécurité du continent.
L’intervention militaire au Mali, par exemple, a pu faire consensus au départ. Fallait-il l’écarter ?
Attention, je ne suis pas dans une attitude irresponsable du genre « La France dehors ! » – à quelles conditions, à quel prix pour la population ? Mon propos, c’est regretter qu’on en soit arrivé là, pour n’avoir pas su anticiper ces drames. L’intervention au Mali ne s’inscrit pas dans une politique anticipatrice, mais en réactivité, conséquence de l’incapacité de la plupart des gouvernements de la Ve République à prendre leurs distances avec les régimes tyranniques en Afrique. C’est la résultante d’un maintien en place d’hommes forts, en lieu et place de la création lente et patiente des institutions d’un État de droit, où les conflits sont négociés en amont, parce que chacun a voix au chapitre. On a créé les conditions structurelles de l’instabilité.
Les interventions militaires doivent relever de la souveraineté des États africains et des accords de défense qu’ils entendent signer avec la France. Mais, très souvent, la plupart se sont défaussés de leurs devoirs sur la France. Idem pour la politique monétaire, contrainte par le franc CFA. Ces questions n’ont jamais été débattues dans aucun des parlements africains ! Certes, des organisations de la société civile mettent la pression pour qu’on liquide la zone franc. Mais, en sous-main, les chefs d’État, les ministres des Finances, les grands banquiers africains disent « surtout n’y touchez pas… »
« J’ai été très frappé par la place prise par de nouveaux acteurs, surtout les jeunes, et des collectifs de femmes. »
Tant que le rapport de force n’aura pas basculé en faveur des organisations de la société civile, ce type de questions ne sera pas résolu. Une partie du combat doit donc se mener au sein des sociétés africaines, dont il faut accroître les compétences, pour que les gouvernements africains soient comptables en priorité devant leurs peuples. La refondation des rapports passe par le soutien de la France à la démocratisation du continent africain. Sur ce plan, la France n’a pas de politique. Elle fait des coups, mais n’a pas de vision générale.
Ces questions concernent une quinzaine de pays africains. Pourquoi ne les mobilisent-elles pas plus collectivement ?
Avec la décolonisation, le continent a été divisé en petits États qui ne pèsent que très peu sur la scène mondiale, et face auxquels la France s’est enfermée dans une relation bilatérale aussi débilitante qu’irresponsable. Il faut en sortir si l’on veut réellement refonder les rapports entre la France et l’Afrique. La Françafrique a prospéré sur le bilatéralisme parce qu’il a été le creuset de tous ces accords léonins et collusions entre élites françaises et africaines que l’on dénonce aujourd’hui.
Quelle alternative proposez-vous ?
Il faut sortir de la Françafrique par le haut, en développant, pour une fois, une vision géopolitique et géo-économique du continent, dans l’idée qu’il est possible d’en faire un acteur important dans la recomposition en cours de l’ordre mondial. Et alors que l’Europe en est largement exclue, un axe afro-européen pourrait peser dans cette phase de rivalité très sérieuse entre la Chine et les États-Unis. Ni la France ni les autres États européens ne développent une telle vision, pas même les États africains eux-mêmes.
Aujourd’hui, l’Afrique est prise dans des cadres dont aucun ne fonde une véritable ambition géopolitique. Elle est vue comme l’épicentre des crises humanitaires, prolongation d’une représentation du XIXe siècle qui en a fait le continent obscur de la violence sans limite, à coloniser et à pacifier par des missionnaires, des commerçants, des militaires, afin de le remonter en humanité. Elle est aussi perçue en Europe, et notamment en Allemagne, comme le terrain d’une menace migratoire et démographique. L’Union et ses membres considèrent que leur frontière sud se situe au milieu du Sahel. Ils y ont imposé des politiques désastreuses pour la liberté de circulation, via une conditionnalité migratoire : pas d’aide financière si tel pays ne signe pas des accords comprenant par exemple le rapatriement systématique des migrants clandestins, l’utilisation de « conseils » – policiers, agents de Frontex –, à l’intérieur des pays. Enfin, l’Afrique ne rentre pas dans le cadre de la grande politique internationale : c’est le continent de l’aide publique au développement.
Voyez-vous une construction inspirée des États-Unis d’Amérique ou de l’Union européenne, par exemple ?
Il ne faut surtout rien copier ! On a passé soixante ans à le faire… Il faut partir des dynamiques internes au continent. C’est le point de départ du rapport : ce que font déjà les gens, puisant dans leur mémoire historique, leur implication dans de nombreuses luttes – pour la subsistance, la libération, les moyens d’existence… Il y a là une formidable richesse de savoir-faire, d’expériences, de capacités de résilience. Et toute intervention extérieure ne doit viser qu’à une chose : libérer ces potentiels, menacés par les tyrannies africaines actuelles.
Donc, s’il y a une pression à faire sur la France et d’autres pays, c’est pour les pousser à prendre leurs distances avec ces tyrannies qui empêchent les Africains de se mettre debout sur leurs propres jambes et de jouer un rôle positif dans un monde en reconstitution. Si l’on ne parvenait qu’à cela, ce serait déjà énorme !
Vous critiquez les vieilles postures de lutte contre le colonialisme. Les mouvements d’opposition historiques sont-ils figés ?
Il ne faut surtout pas affaiblir les mouvements, il faut les encourager, les interpeller et se laisser interpeller par eux. Pour ma part, je me place sur le plan de l’analyse : on ne peut pas continuer à calquer les mêmes clichés sur une réalité mouvante, instable, fluctuante, en transformation accélérée. On ne peut pas continuer à crier mécaniquement « Françafrique, Françafrique » alors que les choses sont en train de changer sous nos yeux. C’est bien de critiquer, mais les mouvements d’opposition pèchent souvent par manque d’alternatives concrètes.
« La refondation des rapports passe par le soutien de la France à la démocratisation. Sur ce plan, elle n’a pas de politique. »
Il faut prendre en compte que les forces sociales qui vont déterminer l’avenir, ce sont les jeunes, les femmes, les entrepreneurs. Par ailleurs, Emmanuel Macron ne lit plus du tout l’Afrique comme un champ où les seules forces avec lesquelles dialoguer sont des vieillards à la tête d’États corrompus. Son gouvernement a investi des sommes énormes dans la transformation numérique, qui pèsera lourd dans la forme que prendront les sociétés africaines. S’agit-il d’une mutation de la nature de la domination ? On peut bien sûr en discuter. Encore faut-il prendre au sérieux les éléments de la nouvelle donne.
Les interventions militaires de la France en font-elles partie ?
Là encore, on n’en est plus au même point qu’avant. On voit bien que la France n’est plus en capacité de monter à elle seule des opérations d’envergure ou de stabiliser un pays. Elle n’a plus les moyens de ses objectifs en Afrique.
On est parvenu au bout d’un cycle historique, entamé par le pacte colonial et l’économie des comptoirs. Il s’est renouvelé à mesure des crises, mais il n’en a plus la capacité désormais. Les gens ne l’acceptent plus, ils expriment une nouvelle volonté, notamment chez les cadets sociaux et les sans-travail qui ont le sentiment que leur vie est gagée – par les multinationales, leurs gouvernements, la dévastation de leur environnement naturel, les dettes insolvables, etc. Beaucoup confondent ce ras-le-bol avec un sentiment anti-français, mais c’est accidentel.
Pourquoi pensez-vous que la France doive contribuer au cycle suivant ?
Parce qu’il est illusoire d’imaginer un moment où n’existeront pas de relations entre l’Afrique et la France. C’est une histoire commune, qui a duré des siècles, et qui ne va pas s’achever. Il faut l’assumer, dans ses dimensions négatives comme dans ce qu’elle a produit comme espaces et parcours de vie, pour se projeter vers autre chose. Ce qui m’a amené à accepter ce travail et qui m’intéresse, c’est cette capacité de se projeter.
À quel résultat vous déclarerez-vous satisfait de ce sommet ?
S’il parvient au constat que je viens de poser : que nous avons une histoire commune, et qu’il nous incombe d’en forger la suite, selon un nouveau cours qui nous permette de l’assumer dans son entièreté pour se projeter dans un futur à construire, attaché à réparer en commun un monde où toutes les questions sont devenues planétaires, intenables pour la vie de l’ensemble des espèces. Nous avons des choses à faire ensemble. Comment ? À quelles conditions ? Ce n’est qu’un début. Il faudra juger du succès de ce sommet à ses conséquences concrètes.
Ce sommet est aussi une opportunité politique pour un Emmanuel Macron en fin de quinquennat. Indépendamment de son éventuelle réélection, qu’adviendra-t-il de ce travail ?
La démarche de ce sommet intéresse au-delà de la France et de l’Afrique. Il existe la possibilité que ce modèle soit repris ailleurs. Ces analyses existent indépendamment d’une perspective politique. Nous avons imaginé une petite plateforme pour faire avancer ces réflexions. Idéalement en commun entre Africains, Français et Européens : l’objectif, entre autres, est bien de sortir du face-à-face entre un pays et un continent.
(1) Achille Mbembe enseigne à l’université du Witwatersrand de Johannesburg. Il est notamment auteur, à La Découverte, de Critique de la raison nègre (2013) et de Brutalisme (2020).
(2) Alain Mabanckou, Chimamanda Ngozi Adichie, David Adjaye, Denis Mukwege, Kako Nubukpo, Koyo Kouoh, Leyla Dakhli, Lori-Anne Théroux-Bénoni, Mohamed Mbougar Sarr, Pap Ndiaye, Souleymane Bachir Diagne, Thuli Madonsela, Vera Songwe.
(3) Elle atteint 0,53 % du revenu national brut, contre 0,37 % en 2017. Le (vieil) objectif des 0,7 % est annoncé pour 2025.