De quoi Tapie a été le nom
Bernard Tapie a été le verbe et la silhouette d’un moment politique. Après avoir vendu de l’espoir, la France socialiste convertie au libéralisme voulait vendre du rêve. « Nanard » fut ce parfait illusionniste. Et voilà comment cet aventurier est devenu le symbole des « années Mitterrand ».
dans l’hebdo N° 1674 Acheter ce numéro
Un voyou flamboyant, mais un voyou quand même. Tel fut Bernard Tapie, qui croule sous les hommages les plus officiels, et même les plus présidentiels, au lendemain de sa mort. Ce multiple repris de justice occupait toutes les unes de la presse lundi, après avoir vampirisé les journaux télévisés du week-end. On aura évité de justesse la cérémonie dans la cour d’honneur des Invalides, mais pas sa rue ou sa place à Marseille, ni sa photo géante devant le stade Vélodrome. Certes, le personnage fascine par son culot, son énergie, et son génie de bonimenteur, mais on se demande tout de même comment on en est venu à faire de ce Fregoli de l’embrouille un héros national ? La réponse à cette question est finalement évidente. Tapie a été l’incarnation d’une époque. Il a été le verbe et la silhouette d’un moment politique. Celui de la brusque conversion du Parti socialiste au libéralisme, dans les années 1980. À son insu, il a été porteur d’une antimorale devenue morale officielle. Mieux que quiconque, il a illustré, dans son ivresse d’action, un discours de la « gagne » et du « tout est permis ». Et il a beaucoup gagné en effet : le Tour de France cycliste avec Hinault, la Ligue des champions de football avec l’OM, et surtout beaucoup d’argent en rachetant à vil prix des dizaines d’entreprises en difficulté, aussitôt revendues à prix d’or. Une spéculation qui a fait sa fortune.
Michel Tubiana
Politis a perdu un ami. Michel Tubiana, qui vient de disparaître, nous avait aidés de ses précieux conseils quand notre journal a failli disparaître en 2006. Et la gauche a perdu une conscience. Michel Tubiana était de ces personnages rares qui pensent juste sur tous les grands problèmes de l’époque. Je m’associe évidemment à l’hommage que lui rend Christophe Kantcheff.
Ce discours évidemment était trompeur. Car Tapie n’a cessé de profiter d’appuis politiques et financiers, de Mitterrand d’abord, et de Sarkozy ensuite, dans l’affaire du conflit avec le Crédit lyonnais. L’affaire de trop, qui a finalement causé sa perte. Sarkozy-Tapie, la rencontre de ces deux-là était écrite. Mais Mitterrand-Tapie ? Comment le lecteur de Saint Augustin, esthète austère et introverti, a-t-il pu se laisser encanailler par « Nanard » ? Là aussi, la réponse est simple : Tapie s’est trouvé au bon endroit au bon moment. Les socialistes qui venaient « de ne pas rompre avec le capitalisme » étaient en recherche d’une idéologie de substitution. Ils voulaient pouvoir encore parler au peuple tout en le plumant. Tapie fut ce parfait illusionniste. Et, de surcroît, Nanard faisait rire Tonton. Les monarques aiment ces fous qui sont leur image inversée. Et Tapie admirait sans doute ce personnage distingué et cultivé qu’au fond il aurait peut-être aimé être. Et voilà comment cet aventurier est devenu le symbole des « années Mitterrand ».
Tapie a su se faire admirer du peuple avec lequel il n’avait plus rien de commun, sauf une gestuelle et un verbe haut. Il n’a pas beaucoup enrichi de salariés dans les entreprises qu’il a rachetées, mais il a su faire respirer, de loin, l’air de la gagne à des populations qui en ont retiré plaisir et fierté. C’est l’histoire des supporters de l’OM. Faute de pain, du jeu ! Et ce mérite évanescent, on ne peut le retirer à Tapie. Pas plus qu’une sincérité apparemment indiscutable dans sa détestation de l’extrême droite, en dépit de quelques manœuvres douteuses quand il s’est agi, en 1993, de sauver son poste de député. Il n’a jamais rien cédé au racisme et à la xénophobie. Mais cela aussi collait bien à l’époque. Les socialistes étaient convertis au libéralisme, et il ne leur restait « de gauche » qu’une hostilité ostensible au Front national. Tapie n’a pas ménagé sa peine de ce côté-là, sans comprendre que les coups de gueule sont contre-productifs quand le chômage et le déclassement se répandent dans le pays. Le drame, c’est que les années Tapie ont surtout été les années Mitterrand, et qu’elles ne sont pas pour rien dans la crise actuelle de la gauche. L’homme, certes, avait du charisme. Mais les grands voyous sont rarement antipathiques. C’est même une qualité requise pour le job.
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