« First Cow », de Kelly Reichardt : Les gâteaux de l’amitié

Dans le splendide First Cow, Kelly Reichardt, à laquelle le Centre Pompidou consacre une rétrospective, offre un récit alternatif à la conquête de l’ouest des États-Unis.

Christophe Kantcheff  • 19 octobre 2021 abonné·es
« First Cow », de Kelly Reichardt : Les gâteaux de l’amitié
Les deux personnages de First Cow n’ont rien à voir avec les habituels «u2009conquérantsu2009» de l’Ouest.
© Allyson Riggs/Condordistribution

Les réalisatrices sont peu nombreuses dans le cinéma américain, plus rares encore si l’on s’en tient à celles qui sont nées aux États-Unis. Parmi les plus marquantes, elles sont au moins deux à mettre en scène l’envers du « rêve américain », dans des styles très différents : Kathryn Bigelow, qui a repris à son compte une manière hollywoodienne, et Kelly Reichardt, dont l’esthétique se situe aux antipodes puisqu’elle fut remarquée pour son premier long métrage, River of Grass (1994), au festival de Sundance, c’est-à-dire l’un des hauts lieux du cinéma indépendant.

First Cow, Kelly Reichardt, 2 h 01. Rétrospective Kelly Reichardt, L’Amérique retraversée, jusqu’au 24 octobre, Centre Pompidou, Paris. Le livre éponyme de Judith Revault d’Allonnes est coédité par De l’incidence éditeur et le Centre Pompidou (272 pages, 18 euros).
Cinéma indépendant va de pair avec budgets réduits. Kelly Reichardt n’échappe pas à la règle, le fait d’être une femme ajoutant aux obstacles. Ses débuts sont difficiles, malgré les solides soutiens de cinéastes comme Todd Haynes ou Gus Van Sant. Cependant, elle s’installe peu à peu dans le paysage, produisant une œuvre de plus en plus reconnue et saluée dans le monde entier. Ainsi, le Centre Pompidou, à Paris, lui consacre une rétrospective, programmant ses courts et ses sept longs métrages. Mais, comme le relève Judith Revault d’Allonnes, qui publie à cette occasion un livre intitulé Kelly Reichardt, l’Amérique retraversée (qui est aussi le titre de la rétrospective), « l’économie au cordeau, l’échelle artisanale de fabrication du film sont à la fois les contraintes et les garanties d’une liberté de création que Kelly Reichardt a préservée jusqu’aujourd’hui […]_. Sobriété et artisanat ont également contribué à la cohérence et à la continuité de l’œuvre »_.

Ce titre, L’Amérique retraversée, désigne la façon dont Kelly Reichardt revisite les clichés et les récits dominants concernant la réalité des États-Unis et leur histoire, en s’appuyant sur deux dimensions cardinales : l’espace et le temps. Mettant en scène des personnages souvent en errance ou évoluant dans de vastes paysages, ses films se déroulent dans le présent – comme Wendy et Lucy (2008), Night Moves (2013), alliant écologie et action violente aux conséquences funestes (cf. Politis n° 1300), et Certaines femmes (2016, cf. Politis n° 1442). Ou retournent aux origines : La Dernière Piste offre un visage autrement moins avenant de ce que l’on nomme le western. Tandis que First Cow, qui sort ces jours-ci, se situe en 1820, c’est-à-dire aux premiers temps de l’expansion vers l’Ouest, qui associe appât du gain et colonisation (couplée, au long du siècle, à un génocide).

Kelly Reichardt a choisi pour protagonistes deux personnages qui n’ont rien à voir avec les « conquérants » que sont les trappeurs d’une rusticité éprouvée et les petits administrateurs locaux pervers. Il s’agit d’Otis Figowitz (John Magaro), un jeune cuisinier aux manières aussi délicates que les mets qu’il est capable de mitonner quand il dispose d’ingrédients, et de King Lu (Orion Lee), un Chinois ingénieux et entreprenant. Sans le sou, ballottés par les événements, ils lient leur sort et deviennent amis. Dans cette aventure pleine de bruit et de brutalité, ils créent une sorte de phalanstère à deux, où l’écoute et l’attention à l’autre sont de mise. La scène où King Lu reçoit pour la première fois Otis chez lui (qui va devenir leur « home » de fortune) est d’une simplicité bouleversante : tandis que le premier va couper du bois, le second se saisit d’un balai, fait le ménage et place un bouquet de fleurs dans un pot. Pas d’attirance homosexuelle entre eux, mais un attachement très profond. La cinéaste a mis cette citation de William Blake en exergue : « L’oiseau a son nid, l’araignée sa toile, et l’homme l’amitié. »

À l’âpreté de la vie, à la cupidité des Blancs (venant de partout, aussi bien de Russie) bourreaux des Indiens, et à la boue qui leur colle aux bottes, Kelly Reichardt oppose ce duo de marginaux, leur veillée à la bougie où ils se racontent leur passé, la musique gracieuse du guitariste folk William Tyler et la beauté automnale des forêts de l’Oregon, où la cinéaste aime à tourner.

Elle y ajoute la merveille d’un conte. Convaincu que cela leur procurera l’argent nécessaire pour s’extraire de leur existence misérable, King Lu pousse Otis à confectionner des beignets. Le lait nécessaire viendra de la seule vache présente, la première sur ce territoire, que le chef local a fait venir pour agrémenter sa tasse de thé quotidienne. Otis la trait secrètement la nuit tout en faisant la conversation avec leur bienfaitrice, qui semble lui jeter des regards non bovins mais complices, tandis que King Lu fait le guet dans un arbre.

Les beignets recueillent un accueil triomphal, y compris auprès du propriétaire de la vache, qui ne se doute de rien. On ne pouvait mieux représenter Otis et King Lu en producteurs de douceur, mot auquel il convient en l’occurrence d’ajouter un « s ». On songe aux Délices de Tokyo, de Naomi Kawase, qui de la même façon faisaient coexister les plaisirs de la bouche – non avec des beignets mais des dorayakis – et une tragédie de l’histoire, celle de l’exclusion des lépreux au Japon. En outre, dans les deux films, le conte ne dure pas.

Au début du film, une femme découvre, avec son chien, près du même fleuve qui jouxtait l’abri d’Otis et King Lu, mais où passe alors un paquebot, les squelettes des deux hommes étendus côte à côte. Cette transition temporelle inaugurale, du XXIe au XIXe siècle, peut se lire comme le témoignage d’une entente qui perdure. Certes, les corps physiques ne sont plus qu’un ensemble d’os mais, par les voies du cinéma, l’association de ces deux amis solidaires, qui, à leur mesure, ont enchanté la vie, nous parvient. Tout en ne cédant rien de son regard politique, Kelly Reichardt opère aussi par la magie de son art.

Cinéma
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