Les biens des pauvres, l’éternel soupçon
Dès l’essor de la consommation des plus modestes, à la Belle Époque, leurs dépenses ont fait l’objet de jugements moraux des classes supérieures, quelles qu’en soient les finalités.
dans l’hebdo N° 1677 Acheter ce numéro
En décembre 2018, un couple de jeunes parents appartenant aux classes populaires et mobilisés dans le mouvement des gilets jaunes détaille pour le journal Le Monde sa consommation et ses difficiles fins de mois. Las, un déluge de commentaires déferle pour stigmatiser ces mauvais pauvres qui ne savent pas gérer leur budget (1). Plus récemment, le 29 août 2021, le ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, déclare que l’allocation de rentrée scolaire serait parfois utilisée pour acheter « des écrans plats » plutôt que des fournitures scolaires, jetant là encore le soupçon sur les pratiques de consommation populaire. Ces deux exemples, parmi mille, témoignent des jugements moraux que suscitent toujours chez les classes supérieures les achats et les dépenses des plus modestes, et ce depuis fort longtemps ! À la Belle Époque, déjà, la consommation populaire est majoritairement lue à travers le prisme du bien, du mal et du moindre mal. Les possessions des classes populaires sont toujours l’indice d’un problème. Trop faibles ? Elles illustrent la misère de ce groupe social et déclenchent la commisération des auteurs. Trop abondantes ? Les pauvres font montre d’un goût du luxe inconsidéré et sont donc coupables de leur déchéance.
Ces discours moraux ont longtemps fait écran, et une enquête historique était nécessaire pour approcher les consommations populaires par en bas, retrouver les objets, les manières de se les procurer et, si possible, le sens qu’avaient ces biens pour leurs propriétaires. À Paris, les sources sur ce sujet sont éclatées mais finalement bien bavardes : les juges de paix décrivent précisément l’intérieur des logements populaires qu’ils mettent sous scellés, le fisc taxe les bicyclettes, le Mont-de-Piété a gardé quelques traces des nombreux emprunteurs et emprunteuses qui viennent mettre leurs objets en gage, la police traque les voleurs et recense les biens subtilisés…
L’héritage du Consulat
Le code civil, les lycées, les préfets, la Légion d’honneur… On connaît souvent le Consulat par ses réalisations pérennes. Certains souligneront le rétablissement de l’esclavage, le livret ouvrier et la soumission des femmes. Le Consulat semble n’être que la Révolution qui se meurt et l’empereur qui grandit. Après avoir analysé Thermidor et le Directoire, Marc Belissa et Yannick Bosc continuent avec ce nouveau livre leur œuvre salutaire de décryptage des régimes qui, brisant l’élan émancipateur de 1789 et plus encore de 1793, préparent notre modernité. Ils montrent combien le Consulat crée une « République de propriétaires », peu soucieuse de mesures sociales, et un État autoritaire qui s’emploie tout à la fois à contrôler et à dépolitiser la sphère publique. Un héritage dont la Ve République porte encore les stigmates – et ce de plus en plus.
M. L. et L. D. C.
Le Consulat de Bonaparte. La fabrique de l’État et la société propriétaire, 1799-1804, Marc Belissa et Yannick Bosc, La Fabrique, 280 pages, 15 euros.
Cependant, cette culture matérielle nouvelle n’efface pas ce que les sociologues appellent « l’économie de la débrouille » ou « les savoirs pratiques de la pauvreté ». En effet, les membres des classes populaires sont particulièrement vulnérables, et les aléas de la vie – maladie, perte d’emploi, décès d’un proche – les atteignent plus fortement que d’autres groupes sociaux. Les objets, dont ils ne perdent jamais de vue la valeur, sont alors une sorte d’épargne que l’on peut utiliser pour se sortir d’un mauvais pas, en portant linge et bijoux au Mont-de-Piété pour payer son loyer, par exemple. Ces biens sont donc soignés, entretenus et réparés, selon le précepte populaire qui veut que les choses « fassent de l’usage ».
Finalement, loin des jugements moraux, la consommation populaire de la Belle Époque à Paris est particulièrement polysémique : elle manifeste à la fois un désir d’intégration dans la société, une volonté hédoniste de prendre part aux plaisirs de la capitale, mais aussi un refuge économique en cas de mauvais coup du sort.
Par Anaïs Albert Maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Paris. Anaïs Albert a publiéLa Vie à crédit. La consommation des classes populaires à Paris (années 1880-1920), Éditions de la Sorbonne, 388 pages, 24 euros.
(1) Le Monde, « “Gilets jaunes” : Arnaud et Jessica, la vie à l’euro près » (15 décembre 2018) et « Pourquoi le quotidien d’un couple de “gilets jaunes” dérange une partie de nos lecteurs » (20 décembre 2018).
Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.
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