« Les Brebis noires de Dieu » : Au-delà des chapelles
Dans Darlan, le troisième homme de Vichy, Jérôme Prieur retrace le parcours d’un collaborateur en chef.
dans l’hebdo N° 1674 Acheter ce numéro
Au départ, il y a un psaume de la Bible ayant donné lieu, comme souvent, à de nombreuses interprétations. « Des princes sortiront d’Égypte, l’Éthiopie bientôt tendra ses mains vers Dieu. » Ce psaume, diffusé avec la parution de la Bible en anglais dite de King James, est à l’origine d’un mouvement, l’éthiopianisme, branche d’un programme politique plus vaste, le panafricanisme.
Dès la fin du XVIIIe siècle, presque partout dans les -Amériques anglophones, -l’Éthiopie, terre africaine autonome, fait figure d’exemple. Le pays est érigé en symbole d’un peuple noir libre, exempt du joug colonial, un guide pour l’avenir du continent africain et des communautés noires à travers le monde. La prophétie est divine, l’Afrique renaîtra de ses cendres, les Noirs du monde entier retrouveront leur gloire d’antan et, dans cette -entreprise, l’Éthiopie sera leur guide.
Cette Harlem, les yeux rivés sur les guerres d’Éthiopie, est au cœur du dernier roman de Claude McKay, écrivain et poète phare de la Harlem Renaissance. Roman écrit en 1941, perdu puis retrouvé, longtemps resté inédit avant d’être publié, il est aujourd’hui disponible en français et constitue le troisième opus d’une collection prometteuse consacrée à l’anthropologie. Fable caustique en même temps que fresque sociale et politique, le roman est une belle introduction à l’œuvre de McKay et à son regard sur la société américaine, teinté d’engagements et de cynisme.
Le livre suit une série de militants. Il y a Pablo Peixota, président de l’association Les Mains tendues vers l’Éthiopie. Il y a Dorsey Flagg, le sceptique internationaliste, dénonciateur du stalinisme et admirateur critique de Trotski. Il y a le Lij Tekla -Alamaya, envoyé du régime éthiopien qui cherche à mobiliser ses frères d’Amérique. Il y a enfin le terrible Maxim Tasan, militant opportuniste et calculateur à la solde de l’URSS, et dirigeant d’une organisation concurrente baptisée d’abord Les Amis de l’Éthiopie puis Les Amis de l’Éthiopie-et-l’Espagne après le début de la guerre dans ce -deuxième pays.
McKay file ce petit monde dans la réalité de son quotidien, décrivant un ensemble de -relations complexes où les idées et les débats sur l’avenir de l’humanité côtoient les jalousies les plus primaires et les luttes de pouvoir sur fond de domination des Blancs sur les Noirs. Les enjeux de taille – doit-on envisager des associations biraciales ? Quels rôles pour les Africains-Américains dans l’Internationale socialiste ? Comment vaincre le fascisme et le colonialisme ? – s’entrelacent avec les intrigues les plus triviales et les contingences des parcours des militants.
Car c’est bien là le grand intérêt du livre de McKay. En campant des personnages qui évoluent au fil de l’histoire, en les suivant dans leurs déplacements dans la ville, en permettant aux lecteurs d’accéder à leurs pensées, la littérature parvient à mettre en lumière ce que les livres d’analyse historique peuvent difficilement mettre au jour. Au-delà des chapelles, les militants se connaissent, échangent, sont en concurrence et souvent fluctuent d’une appartenance à une autre. On peut être un marxiste qui, un temps, s’allie avec une congrégation soufie, un pasteur qui collabore avec des nationalistes culturels. Ce monde politique est un lieu de circulation, et McKay décrit avec force les emboîtements qu’il y observe.