Marché carbone : Le tortueux business des émissions « évitées »

Pour permettre de différer ses efforts en matière de rejet de CO2 dans l’atmosphère, la communauté internationale a mis sur pied un marché opaque, au cœur des négociations de la COP 26.

Erwan Manac'h  • 27 octobre 2021 abonné·es
Marché carbone : Le tortueux business des émissions « évitées »
© Christopher Furlong / GETTY IMAGES EUROPE / Getty Images via AFP

Aux grands engagements de l’accord de Paris ont rapidement fait suite les comptes d’apothicaires. Au cœur des négociations onusiennes pour le climat – et de l’article 6 de l’accord de Paris – se trouve un mécanisme où États et entreprises s’achètent et se vendent des tonnes de gaz à effet de serre « évitées » ou « compensées ». Un marché peu réglementé, reposant sur une théorie douteuse, qui est surtout une aubaine pour les uns et un moyen de s’exonérer des engagements pour les autres. C’est aussi ce mécanisme qui est derrière l’argument marketing du « neutre en carbone » qui fleurit sur les étiquettes de nos produits de consommation. Son encadrement est l’un des enjeux de la COP 26, selon l’ONG Carbon Market Watch, qui sera dans les couloirs pour tenter de faire bouger les lignes. Les explications de Gilles Dufrasne.

Comment fonctionne le marché des crédits carbone qui se négocie dans le cadre onusien de la COP 26 ?

Gilles Dufrasne : C’est un marché qui permet à un pays souhaitant atteindre ses objectifs climatiques sans réduire ses propres émissions, ou à une entreprise qui souhaite vendre un sac ou une voiture estampillés « neutre en carbone », d’acheter des crédits correspondant à une baisse d’émissions de CO2 ailleurs sur la planète. Autrement dit, de payer quelqu’un pour qu’il réduise ses émissions à sa place. La Suisse achète par exemple au Pérou des tonnes de CO2 « évitées », que le Pérou ne pourra pas comptabiliser dans son plan de réduction des émissions. Tout cela résulte d’une démarche volontaire, sans quota, ni seuil, ni aucune forme de pilotage politique. C’est un mécanisme de flexibilité, dont l’objectif est de rendre l’atteinte des objectifs plus facile et moins chère.

Quels sont les problèmes de ce mécanisme ?

Si nous vivions dans un livre d’économie, cette logique pourrait fonctionner, mais en pratique un tel système décourage les efforts et retarde l’investissement dans les énergies renouvelables, en offrant une échappatoire aux acteurs. On s’aperçoit aussi que beaucoup de crédits vendus ne représentent pas la tonne de CO2 qu’ils sont censés couvrir. Nous risquons donc d’atteindre les objectifs de l’accord de Paris sur le papier, sans en constater les effets dans l’atmosphère. Un tel système n’est de toute façon pas soutenable à long terme, puisque tout le monde doit arriver à zéro émission en 2050.

Que recouvrent les projets de compensation qui permettent de vendre des crédits carbone ?

Il y a beaucoup de projets d’énergies renouvelables, qui sont pour la plupart des programmes de grande envergure datant d’une dizaine d’années (un gros barrage hydraulique ou un parc d’éoliennes, par exemple). Le problème est que beaucoup d’entre eux n’avaient pas besoin de vendre de crédits carbone pour être rentables. Autrement dit, ils auraient très probablement eu lieu de toute façon. La vente de crédits carbone n’a donc aucune valeur incitative et ne fait qu’apporter un profit supplémentaire aux entreprises.

« Il est illusoire de vouloir durablement compenser une émission de CO2 . »

Les autres projets très en vogue, notamment aux yeux des entreprises qui souhaitent se revendiquer « neutres en carbone », concernent l’évitement de la déforestation. Tout repose sur une hypothèse de destruction que le projet aurait permis d’éviter. Les développeurs essayent donc d’alimenter un scénario noir qui fasse craindre une énorme déforestation, pour que leur projet représente une grosse quantité de déforestation évitée. C’est un jeu d’hypothèses invérifiables. Vendre les crédits carbone à la tonne _[de CO__2_ _évitée ou séquestrée]_ sur un marché ne tient pas la route, ne serait-ce que sur le plan purement mathématique.

Vous prenez l’exemple des grands feux en Californie pour illustrer la volatilité du carbone théoriquement « stocké »…

Ce type d’événement souligne qu’il est illusoire de vouloir durablement compenser une émission de CO2. Sur le papier, un programme permet de préserver des hectares de forêt, en échange d’émissions qui seront dans l’atmosphère pour des centaines, voire des milliers d’années. Mais si les arbres brûlent, le CO2 préservé finira à son tour dans l’atmosphère. Ce risque que l’émission évitée ne soit pas permanente est pris en compte par la réglementation, mais de manière partielle. D’autant plus que personne ne surveillera, au-delà d’une ou deux décennies, la pérennité des projets. De ce point de vue, nous devrions plutôt parler d’émissions de CO2 « reportées » que d’émissions « compensées » ou de « neutralité carbone ». Mais ce serait évidemment moins attractif en matière de marketing.

Vous soulignez aussi un risque de pression accrue sur les terres et les forêts. Pourquoi ?

Des projets s’implantent parfois dans des zones où les communautés indigènes n’ont pas forcément un droit sur la terre écrit sur papier. Une entreprise peut vendre le carbone qui se trouve dans les arbres en interdisant l’accès à la forêt à des communautés qui vivaient là. Nous demandons donc, avec beaucoup d’autres ONG, que les négociations de l’article 6 de l’accord de Paris apportent une meilleure reconnaissance des droits des peuples autochtones et des mesures de protection concrètes (obligation de consulter les populations et système de plainte aux Nations unies).

Cela a-t-il une chance d’aboutir dans le cadre des négociations de Glasgow ?

Un succès n’est pas exclu, même si les discussions sont compliquées. Cette ambition est portée par l’Europe, le Canada ou des pays d’Amérique du Sud, mais la Chine ou les -Émirats arabes unis rétorqueront que les droits humains n’ont rien à voir avec le climat et qu’il s’agit d’une prérogative nationale.

Quels sont les autres enjeux de négociation ?

Certains pays aimeraient pouvoir vendre des tonnes de CO2 tout en continuant à les comptabiliser dans leurs propres objectifs. Si tout le monde peut faire n’importe quoi, les objectifs n’auront plus aucun sens ! Il faut au contraire des règles de transparence et de traçabilité. Des pays comme le Brésil, l’Inde ou la Chine veulent également pouvoir échanger de vieux crédits carbone hérités de l’ancien marché, prévu par le protocole de Kyoto, qui était très problématique et que l’accord de Paris est justement censé remplacer. Ce boulet du passé rendrait le nouveau système inopérant, avec une offre de crédits excessive et des prix très bas qui n’auraient aucune valeur incitative.

Gilles Dufrasne Membre de Carbon Market Watch et spécialiste des négociations sur le marché du carbone et sur l’aviation.

Écologie
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