« Total a infiltré l’État français »

La multinationale bénéficie d’un soutien indéfectible des autorités de notre pays pour développer ses projets pétroliers en Ouganda et en Tanzanie. Juliette Renaud, des Amis de la Terre France, en décrypte les modalités.

Vanina Delmas  • 20 octobre 2021 abonné·es
« Total a infiltré l’État français »
Les présidents tanzanien et ougandais, John Magufuli et Yoweri Museveni, à la présentation du projet Eacop, le 9 novembre 2017.
© Tina SMOLE / AFP

Si la communication bien ficelée de Total n’est plus un secret, d’autres leviers très puissants permettent à la multinationale pétrolière française de développer en toute quiétude ses projets climaticides, notamment en Ouganda. Une enquête (1) de l’Observatoire des multinationales, des Amis de la Terre France et de Survie révèle que toutes les composantes de l’État français sont au service du lobbying de Total.

Quelles sont les conséquences des projets de Total en Ouganda et en Tanzanie ?

Juliette Renaud : Le projet d’extraction de pétrole Tilenga prévoit le forage de plus de 400 puits, dont un tiers au cœur de l’aire naturelle protégée de Murchison Falls, en bordure du lac Albert – une des sources du Nil –, et le reste sur des terres agricoles. Aujourd’hui, plus de 31 000 personnes sont en train d’être expropriées pour faire place à ce premier projet.

Cela se répète à grande échelle pour l’autre projet de Total, l’oléoduc géant chauffé Eacop (East African Crude Oil Pipeline), qui va du nord-ouest de l’Ouganda jusqu’à la côte tanzanienne, sur plus de 1 440 kilomètres. Il traversera un grand nombre d’espaces protégés, d’écosystèmes fragiles, le bassin du lac Victoria… C’est une catastrophe environnementale qui s’annonce, mais également sociale : selon nos estimations – calculées à partir de chiffres fournis par Total – 86 000 personnes sont déjà totalement ou partiellement expropriées de leurs terres pour cet oléoduc. Depuis plusieurs années, nous constatons de graves violations des droits humains. De nombreux témoignages rapportent que les communautés se sentent menacées et ont souvent signé sous la pression : des représentants de Total ou de ses sous-traitants viennent tous les jours, toutes les semaines, jusqu’à ce qu’ils obtiennent une signature, et sont parfois accompagnés par des forces de sécurité. De surcroît, les familles qui ont signé sont privées de leurs terres avant même de recevoir une compensation financière, ce qui engendre des situations de famine, de déscolarisation massive (2), etc.

Les Amis de la Terre France, Survie et quatre ONG ougandaises (Navoda, Afiego, Cred, Nape/Amis de la Terre Ouganda) ont assigné Total en justice pour ses activités en Ouganda en octobre 2019. En 2020 et 2021, des rapporteurs spéciaux de l’ONU ont alerté sur les atteintes et risques d’atteintes graves aux droits humains et à l’environnement. Comment a réagi Total, réputé bien maîtriser sa communication ?

Concernant notre mise en demeure, la première réaction de Total a été d’affirmer qu’il n’y avait aucun problème, aucune raison de modifier son plan de vigilance (3). À propos des expropriations des habitant·es sans compensation financière, le groupe a avancé un problème de « communication », donc il a installé des panneaux et diffusé des annonces à la radio informant que ces terres pouvaient quand même être utilisées pour des cultures de court terme. Or ce n’est pas forcément adapté aux besoins des populations, car beaucoup dépendent de cultures comme le manioc ou le café, qui mettent du temps à pousser. En outre, cela implique d’investir pour planter, sans être certain de pouvoir récolter.

Les dirigeants de Total communiquent aussi sur le fait qu’ils reconstruisent des maisons, alors qu’en réalité les personnes qui auront une compensation en nature sont minoritaires. Sur les impacts environnementaux, ils ont dit qu’il n’y aurait que dix emplacements de puits dans l’aire protégée. Or il y a une douzaine de puits par emplacement, donc on arrive à un total de 132 puits.

Votre dernière enquête révèle les stratégies et les soutiens français qui permettent à Total d’avoir ce sentiment de toute-puissance et d’impunité. Qu’avez-vous découvert ?

Cette fois, nous avons voulu cibler la responsabilité de l’État français, car nous avons constaté qu’un certain nombre de soutiens publics aident la multinationale à développer ces projets en Ouganda. Certains semblent moins concrets, car ils sont plus informels ou diplomatiques, mais ils pèsent très lourd et remontent même jusqu’à Emmanuel Macron. Dans une lettre adressée au président ougandais, Yoweri Museveni – un chef d’État autoritaire en place depuis trente-cinq ans –, pour le féliciter de sa réélection, le président français affirme clairement que l’oléoduc Eacop de Total est une opportunité majeure de coopération entre les deux pays.

De même, l’ambassade de France à Kampala déroule régulièrement le tapis rouge à Total, et l’ambassadeur lui-même intervient dans des événements pétroliers pour louer l’importance des investissements français, il joue les entremetteurs pour avoir d’autres investisseurs français… Et presque tous les événements de l’ambassade sont sponsorisés par Total !

Les opposants aux projets subissent des menaces depuis deux ans.

Ces pratiques existaient déjà, mais elles se sont poursuivies avec l’arrivée d’un nouvel ambassadeur en 2019. Jules-Armand Aniambossou est un ancien camarade de l’ENA d’Emmanuel Macron et, selon nos informations, il aurait été placé à ce poste pour renforcer le soutien à ces projets pétroliers. Nous avons donc des institutions de l’État qui sont mises au service d’intérêts privés au lieu de l’intérêt public, et qui contribuent à donner l’image d’une multi-nationale plus « responsable », alimentant ainsi le greenwashing de Total.

Au-delà des soutiens, c’est un véritable système d’influence que vous décryptez à travers le mécanisme des « portes tournantes »…

Ce système de portes tournantes, aussi appelé pantouflage ou rétropantouflage, consiste en des allers-retours de hauts fonctionnaires entre les ministères ou les institutions de régulation et les entreprises privées ; ces pratiques sont malheureusement devenues monnaie courante. Certes, Total n’est pas un cas isolé, mais la multinationale a infiltré l’État français ! Ce sont à la fois des anciens cadres ou des personnes haut placées chez Total qui se retrouvent dans les ministères, et Total qui débauche directement des personnes clés dans les ministères. Un cas en particulier, rendu public, était celui de Jean-Claude Mallet, conseiller spécial de Jean-Yves Le Drian au ministère de la Défense puis à celui des Affaires étrangères. Aujourd’hui il conseille Total dans ses relations publiques internationales en tant que directeur des affaires publiques. Ce sont donc des gens qui vont pouvoir faire profiter Total de leur carnet d’adresses, de leur accès privilégié aux personnes haut placées dans l’appareil gouvernemental. Certains affirment ne plus s’occuper des affaires de Total depuis leur retour dans tel ou tel ministère, sauf que le cœur du problème est plus vaste. Ces allers-retours construisent durablement une culture commune, une intrusion de la façon de penser des multinationales dans l’État. Ainsi, on se retrouve avec la direction de la diplomatie économique ou avec la Banque publique d’investissement qui sont mises aveuglément au service des entreprises françaises, sans se soucier des violations des droits humains et des dommages environnementaux, dont l’État devient donc complice via ces soutiens. Il oublie qu’il est là pour réguler et non pour servir les entreprises privées.

© Politis

Que se passe-t-il sur le plan sécuritaire ?

Total embauche des entreprises de sécurité privées pour surveiller ses sites mais, selon nos informations, l’ambassade de France a également demandé un renforcement des forces de sécurité ougandaises dans la zone pétrolière. Dans la zone de Tilenga, une véritable police pétrolière est en place depuis 2018, prétendument pour protéger les infrastructures, alors que celles-ci n’existent pas encore. Cette surveillance s’applique surtout aux opposants au projet, notamment en limitant l’accès des organisations de la société civile aux communautés. Concrètement, celles-ci ne peuvent pas organiser de réunions publiques, et quand elles y arrivent, des gens de Total ou de ses sous-traitants viennent, ou alors ces réunions sont interrompues par la police…

Les opposants aux projets subissent des menaces depuis deux ans. En décembre 2019, deux représentants des communautés affectées sont venus en France pour témoigner dans le cadre du procès que nous intentons à Total. Ils ont reçu des menaces avant de venir ici, puis, à leur retour en Ouganda, l’un d’eux a été arrêté à l’aéroport, on lui a demandé pourquoi il s’opposait au projet, aux intérêts du pays… L’autre a été attaqué chez lui dix jours après, la veille de Noël. Nos partenaires d’associations ougandaises sont eux aussi menacés : l’un d’entre eux a été arrêté en mai dernier et a fait 50 heures de garde à vue illégale simplement parce qu’il emmenait une journaliste italienne interviewer des communautés. Afiego, son association, apparaît sur une liste d’ONG que le gouvernement a décidé de suspendre : ce mois-ci, la police a débarqué dans ses bureaux, situés dans la zone pétrolière, et a annoncé à ses membres qu’ils avaient une heure pour partir. C’est illégal mais c’est pour tenter de les faire taire. On est vraiment dans une situation de tension croissante pour tous les gens qui nous ont aidés à enquêter.

Que vous reste-t-il comme modes d’action pour espérer un gel de ces projets en Afrique ?

L’action en justice via la loi sur le devoir de vigilance des multinationales est précieuse mais, comme celle-ci est nouvelle, nous sommes pour l’instant enlisés dans des questions de procédure. Depuis le début de notre mobilisation, nous utilisons différents leviers pour faire pression : pétitions, mobilisations sur les réseaux sociaux, plaidoyer… Nous avons contribué à monter la coalition internationale Stop Eacop, qui nous a notamment permis de faire pression sur les banques privées, et certaines se sont engagées publiquement à ne pas financer le projet (Société générale, BNP Paribas, Crédit agricole, Crédit suisse…). On essaye de couper les sources d’argent car, pour l’instant, Total n’a pas bouclé ses financements.

Avec cette nouvelle enquête, nous voulons désormais interpeller l’État français, car le gouvernement a une réelle responsabilité, il pourrait jouer un vrai rôle d’influence, notamment sur le respect des droits humains. Nous sommes là pour lui rappeler qu’il doit user de son influence pour l’intérêt général et non pour les intérêts privés de Total.

Juliette Renaud Responsable de la campagne régulation des multinationales des Amis de la Terre.

(1) « L’État français fait le jeu de Total en Ouganda », octobre 2021.

(2) Enquête « Un cauchemar nommé Total », Les Amis de la Terre France et Survie, octobre 2020.

(3) Le plan de vigilance d’une multinationale doit détailler les mesures de prévention des violations des droits humains et des dommages environnementaux.

Écologie
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