Alain Damasio : « On est passé de Big Brother à Big Mother »

L’auteur de science-fiction Alain Damasio analyse le système de surveillance actuel et ses ressorts insidieux à l’heure du numérique.

Barnabé Binctin  • 23 novembre 2021 abonné·es
Alain Damasio : « On est passé de Big Brother à Big Mother »
© SOEREN STACHE-/dpa-Zentralbild/dpa Picture-Alliance/AFP

Maître de la science-fiction française, Alain Damasio a fait de la société de contrôle l’un des sujets majeurs de son œuvre. Il analyse ici comment le numérique nous a fait entrer dans un « régime de traces » qui conditionne nos actions. Il s’interroge aussi sur les raisons de notre consentement au contrôle et sur les façons d’affirmer réellement notre liberté.

Dès votre premier roman, La Zone du Dehors (1999), la question de la surveillance s’impose comme un thème omniprésent. D’où vient cette obsession ?

Alain Damasio Écrivain. Il a notamment publié Les Furtifs, La Volte, 2019, « Folio SF », Gallimard, 2021.

Alain Damasio : Je me suis moi-même souvent demandé pourquoi j’avais emporté mon tout premier livre vers ces enjeux… Quand j’en ai entamé l’écriture, en 1992, le grand public n’avait pas encore accès aux réseaux informatiques, et les caméras de vidéosurveillance n’étaient pas omni-présentes comme aujourd’hui. Pourtant, j’étais halluciné par leur sporulation, déjà, dans le métro parisien. Cela tient sûrement à mes lectures de Deleuze et Foucault, qui ont été des grandes rencontres intellectuelles. Mais cela s’explique aussi, comme souvent, par des -raisons plus personnelles, voire psychanalytiques : j’ai grandi dans une famille très patriarcale avec un père qui contrôlait un peu tout ce que l’on faisait. Ces caméras me renvoyaient sûrement à un mécanisme que je vivais intimement, dans ma sphère privée. Comme si le dehors ne pouvait plus être l’espace libératoire que j’en attendais.

Trente ans plus tard, en quoi le contexte a-t-il changé ?

Il y a eu l’arrivée d’Internet et des smartphones, les deux principaux vecteurs de surveillance sur les réseaux. Leur développement a donné une extension absolument délirante, presque arachnéenne, à la société de contrôle. Par nature, le réseau informatique produit de l’information, c’est son fonctionnement ontologique : dès lors qu’on allume son téléphone ou qu’on ouvre une page sur un moteur de recherche, on est donc, potentiellement, intégralement contrôlé. Le numérique nous a fait entrer dans ce que j’appelle le « régime des traces ».

En quoi cela change-t-il la nature de cette société de contrôle ?

Ce processus crée quelque chose de beaucoup plus insidieux, sournois. Avant, aux XIXe et XXe siècles, à l’acmé du régime « disciplinaire », la surveillance avait une dimension très verticale : dans les mines, à l’usine ou à l’armée, il fallait déployer une énergie colossale pour encadrer et contrôler les masses, pour obtenir d’elles des actes aussi disciplinés que marcher au pas ou respecter les ordres. C’était féroce. Avec le développement de la société de consommation et la libération des mœurs, l’autorité brute ne marche plus : le taux de résistance à l’injonction disciplinaire s’est développé – et c’est tant mieux ! Sauf que, désormais, nous avons basculé dans l’induction des comportements : en apparence, nos actes sont beaucoup plus libres, mais, en réalité, ils sont aussi davantage analysés afin d’être mieux influencés. En ce sens, le numérique et ses algorithmes ont permis un gain de productivité monstrueux : il s’agit d’encourager une certaine conduite, pour obtenir de nous ce dont le pouvoir a besoin. Ce qui représente un effort bien moindre pour lui.

Autrement dit, ce n’est pas parce que le contrôle se fait moins visible qu’il n’en est pas moins puissant.

Michel Foucault l’avait déjà très bien compris lorsqu’il expliquait que les nouvelles catégories de pouvoir consistent à susciter et à orienter des comportements, à « rendre probable », disait-il. Je trouve qu’on ne fait pas assez l’histoire du marketing, qu’on n’analyse pas suffisamment à quel point celui-ci est devenu précis et individualisé grâce à toutes ces données numériques.

Nos actes sont en apparence plus libres, mais plus influencés.

Avant, le marketing personnalisé, ça n’existait pas : on avait des affiches 4×3 et des spots publicitaires à la télé, c’est tout. Désormais, simplement à partir d’un historique de navigation, d’un mur Facebook ou d’un compte Instagram, les régies publicitaires parviennent à établir le profil exact de chaque consommateur. L’efficacité des campagnes promotionnelles n’a plus rien à voir aujourd’hui avec celles d’hier : le fameux « taux de conversion » est beaucoup plus élevé, et c’est comme cela que le capitalisme génère des résultats gigantesques. Toute l’économie de Google ou de Facebook a été entièrement fondée sur cet orpaillage des traces.

L’influence des Gafam ne raconte-t-elle pas aussi une mutation du pouvoir en tant que tel ? Dans votre dernier livre, Les Furtifs (2019), vous mettez en scène des multinationales dirigeant des municipalités, en insistant sur leur rôle dans les systèmes de contrôle. Comme si, sur un enjeu aussi régalien en principe, elles étaient devenues les maîtres du jeu…

Technologiquement, dans la maîtrise des algorithmes comme des infrastructures, les multinationales sont devenues bien plus puissantes que les États eux-mêmes. Si Google ou Facebook ne leur donnent pas accès à leur base de données, les États ne peuvent pas contrôler grand-chose. La police est obligée de solliciter Orange pour mener une enquête, ou de disposer d’une commission rogatoire pour obtenir de Twitter les éléments permettant de mettre une personne en examen… Techniquement, les pouvoirs publics dépendent désormais du privé pour opérer leur travail de police, ce qui est très nouveau. C’est loin d’être simplement symbolique : ça veut dire que le pouvoir a basculé vers les multinationales, puisque ce sont elles qui détiennent l’outil. Et comme elles ont mis beaucoup de moyens dans les big datas et le data mining [processus d’analyse de corpus de données particulièrement volumineux, NDLR], elles ont aujourd’hui une capacité de contrôle absolument fantastique. D’autant qu’elles ont également beaucoup investi les technologies de maximisation de la dépendance : la façon dont les Gafam ont sciemment utilisé tous les biais cognitifs pour nous rendre accros à leurs plateformes est bien documentée. Ils ont créé un monstre qui pousse à -l’auto-aliénation.

Ce qui vous fait dire aujourd’hui que « l’on est à l’état de société humaine la plus contrôlée de toute notre histoire ».

C’est une certitude. Ce contrôle est certes moins militaire, mais l’emmaillotage de nos libertés et la manipulation des actes libres n’ont jamais été aussi finement développés. Il y a eu un travail incroyable de couplage du capitalisme avec les sciences humaines, avec la psychanalyse et les sciences du comportement, pour aboutir à cette situation. L’une des méthodes les plus opérantes porte sur l’économie de l’attention : quels leviers activer, à quel moment et sur quels supports, pour parvenir à capter l’attention par rapport à l’offre proposée – que ce soit un service, un bien, un mouvement politique, peu importe l’objet auquel ça s’applique… Cette réflexion est devenue une véritable science : la captologie. Elle se nourrit de toutes nos traces sur la toile, qui composent des profils comportementaux. Le Comité invisible a bien résumé ce phénomène dans À nos amis : les auteurs disent que l’enjeu n’est même plus de bloquer notre liberté, mais de comprendre notre libre arbitre pour mieux nous contrôler. Le pouvoir a simplement besoin de savoir ce que l’on fait naturellement, sur quel site on va, quelle plateforme on utilise, à quelle heure et combien de temps, pour orienter ensuite notre liberté.

Dans quelle mesure la crise sanitaire nous a-t-elle fait franchir un cap supplémentaire, selon vous ?

Elle a créé un effet d’aubaine formidable pour mobiliser tout un arsenal de contrôle de manière très intense, que ce soit avec le passe sanitaire ou l’application TousAntiCovid. La gestion de cette crise a été un laboratoire pour tester de nouveaux mécanismes, sur la base de données de santé notamment – savoir si et quand on a été vacciné, cela devrait représenter des informations plus ou moins intimes, qui ne le sont plus. Et de fait, tous ces confinements et assignations à résidence poussent à multiplier les communications numériques, qui génèrent toujours plus de traces. Foucault disait que la peste était un « idéal du pouvoir disciplinaire », parce qu’elle obligeait chaque personne à rester dans sa maison. Le covid, à sa façon, est un idéal du pouvoir de contrôle. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu des mesures plus disciplinaires mobilisées, comme ce rayon de déplacement d’un kilomètre, très infantilisant.

Le pouvoir a basculé vers les multi-nationales.

Si Emmanuel Macron était aussi libéral qu’il le prétend, il aurait adopté un fonctionnement plus souple, en faisant confiance à la population, comme en Allemagne ou en Suède. La réalité, c’est que, si on reprend les grandes catégories de domination de l’histoire (chronologiquement : le régime féodal, le régime disciplinaire, le régime de contrôle et, donc, le régime de traces à présent à l’œuvre), on les retrouve toutes encore un peu dans la société actuelle. La féodalité continue d’exister avec des François Pinault, des Elon Musk et quelques ultra-riches : ce sont des seigneurs qui vivent dans leurs fiefs, avec des niveaux de protection incroyablement élevés. Et Macron lui-même a encore un fonctionnement de monarque : jamais un président n’avait fonctionné si seul, sans lien avec les maires et les élus, ni même un parti…

Vous pointez régulièrement notre faculté de consentement aux techniques de contrôle. Comment l’analysez-vous ?

Il y a plusieurs raisons, bien sûr, mais je crois beaucoup au sentiment de confort et de sécurité que nous procurent les outils numériques. Cette délégation à la machine rend les choses beaucoup plus commodes, elle nous facilite la vie, et vient donc activer un certain outillage de la paresse qui est propre à n’importe quel mammifère. Il existe une gravitation vers le moindre effort, sur laquelle reposent abondamment les applications. C’est ce que j’appelle le « techno-cocon », cette chrysalide de fibres optiques qui se développent autour de nous, qui nous relient et à l’intérieur de laquelle on se sent un peu protégé. On le recherche, ce cocon, même si on y est en même temps contrôlé et finalement enfermé. J’aime dire qu’on est passé de Big Brother à Big Mother, dans le sens où c’est un monde un peu plus cajolant, consolant, maternant qu’on nous propose.

Ce consentement au contrôle est aussi lié, je pense, à une volonté de limiter la masse d’incertitudes qui pèse désormais sur nos vies. Que ce soit sur la sécurité de l’emploi ou sur le logement, par exemple, le capitalisme fragilise les rares points d’ancrage qui nous assuraient un minimum de stabilité. Dans ce monde vibrionnant, toujours en mouvement, où nous sommes extrêmement sollicités, nous éprouvons le besoin de limiter l’incertitude – et limiter l’incertitude, c’est pouvoir contrôler. Ces nouveaux outils répondent, en fait, à une demande très forte de contrôle de notre part. Et cela joue beaucoup sur notre consentement : on est prêt à sacrifier un peu de nos libertés en échange d’une certaine fluidification de nos vies et d’un certain degré de protection.

Qu’est-ce que cela dit de notre rapport plus profond à la liberté ?

C’est une vraie question métaphysique, sur laquelle je ne cesse de m’interroger : est-ce que l’espèce humaine fait véritablement partie de ce registre du monde vivant qui est demandeur de liberté ? Ou se caractérise-t-elle par un besoin de sécurité plus important que celui de liberté ? Car la liberté, c’est douloureux, c’est exigeant, ce sont des actes qui ne sont pas toujours faciles à assumer, et puis c’est aussi une conquête, quelque chose qui suppose de produire un effort. Face à cette difficulté, est-ce qu’on n’a pas tendance à vouloir un peu de confort, même un peu triste, un peu routinier, pour se rassurer ?

Comment résister à cette traçabilité permanente ? De quelles armes dispose-t-on, concrètement ?

La première solution, c’est de ne pas entrer dans le réseau et de ne pas se connecter, tout simplement. Moi, je n’ai ni smartphone ni portable, donc, quand je sors de chez moi, c’est tout de suite plus compliqué – et plus coûteux – de me suivre : il faut un satellite, des caméras en ville, etc. Mais je reconnais que c’est une option très difficile, cela engendre une vraie -rupture sociale. Je peux me le permettre car je bénéficie d’une certaine notoriété mais, si j’étais au début de ma carrière, ce serait sûrement impossible de fonctionner ainsi.

La liberté, c’est douloureux, exigeant.

Néanmoins, dès lors qu’on pénètre sur le réseau, il existe des techniques d’anonymisation, que ce soit à travers le navigateur, le mail ou d’autres outils : la technologie permet aussi de contrer la technologie. Mais ça exige un effort, ça implique de faire attention aux logiciels que l’on utilise, de renoncer à Facebook ou à Google, etc. Il y a une vraie hygiène de vie numérique à construire et à s’imposer. Si on ne le fait pas, et qu’on ne pousse pas les autres à le faire, alors on ne peut tout simplement pas prétendre être libre… La liberté n’est jamais acquise.

Y a-t-il un enjeu d’éducation ?

Absolument. Hormis de la part de quelques associations ultra-méritoires, il n’existe aucune formation au numérique, aujourd’hui. Les cours de « techno » au collège devraient être entièrement consacrés à reconquérir notre liberté numérique, à former des citoyens libres dans l’utilisation des outils numériques. C’est un vrai projet d’éducation, qui demande du temps et de l’investissement. Même en dehors de l’école, je connais très peu de parents qui éduquent leurs enfants sur ces sujets-là. Après, il reste toujours l’action directe : le brouillage, le sabotage, etc. Il faut savoir être efficace : puisque les antennes 5G sont un outil de contrôle supplémentaire, alors il n’y a pas trop à hésiter…

Société Politique
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