Bolloré : main basse sur l’édition
Avec son OPA sur le groupe Lagardère, le puissant industriel breton engloutit le mastodonte Hachette, leader du marché du livre en France et numéro 3 mondial.
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S’il fallait ajouter sur chaque livre publié par son groupe le visage de celui qui est en passe de posséder « la moitié de l’édition française », comme le craint une libraire parisienne, le lecteur risquerait d’avoir le tournis. Voire la nausée. En annonçant l’achat des actions du fonds d’investissement Amber Capital, le 15 septembre, Vincent Bolloré, par sa filiale Vivendi, dont il est le premier actionnaire, est en mesure de prendre le contrôle du groupe Lagardère. L’OPA pourrait avoir lieu d’ici à décembre 2022. Un mouvement capitalistique comme un autre, dans l’hostile et lointain monde des affaires ? Pas vraiment.
Il faut se rendre compte de ce que l’industriel breton va posséder dans le secteur du livre. Déjà propriétaire depuis 2018 du groupe Editis (numéro 2 du marché français), qui compte, parmi ses quarante maisons d’édition, des marques reconnues comme Robert Laffont, Plon, La Découverte, Perrin, ou encore le dictionnaire Le Robert, Vivendi détiendra le groupe Hachette, leader en France et troisième mondial, qui, lui, en rassemble plus d’une centaine à travers la planète. La filiale de Vincent Bolloré sera à la tête de ces deux groupes, mais aussi des deux principaux distributeurs-diffuseurs de l’Hexagone, en ajoutant Hachette Distribution à Interforum, qui appartient déjà au groupe Editis.
En clair : dans la chaîne de l’édition, rares seront les maillons qui n’appartiendront pas au milliardaire. « Il n’y a aucune éthique là-dedans : c’est du capitalisme pur et dur », observe Martine Prosper, secrétaire générale du Syndicat national livre édition-CFDT. Pour l’empire Bolloré, cette transaction peut rapporter gros, et rapidement, notamment grâce à la vente du pôle Travel Retail de Lagardère (boutiques d’aéroport, Relay et duty free), pour la modique somme de 2,4 milliards d’euros, selon l’évaluation de Barclays. Bernard Arnault serait l’un des premiers intéressés.
L’appétit de Vincent Bolloré n’a pas de limites. En devenant le maître à bord des deux premiers navires du livre, Vivendi pourrait créer un vaste déséquilibre dans le secteur. L’économiste de la culture Françoise Benhamou rappelait dans Le Monde du 16 septembre que « la part de marché conjuguée en France d’Hachette et d’Editis atteint 71 % dans le parascolaire, 63 % dans les dictionnaires et 54 % dans le livre de poche ». Une situation de monopole que l’Autorité de la concurrence, en France, et la Commission européenne, à Bruxelles, devront soigneusement étudier. Sans surprise, Vivendi pourrait être obligé de céder certains actifs dans les trois branches ci-dessus, ainsi que dans la distribution. L’autorité française n’a pas répondu à nos sollicitations. Privée de sa présidente, Isabelle de Silva, dont le mandat n’a pas été reconduit par l’Élysée à la surprise générale, l’institution semble affaiblie. Quant à l’instance européenne, elle nous a indiqué qu’elle n’avait pas encore traité cette transaction. Le ministère de la Culture, bien silencieux dans ce dossier, n’a pas donné suite à nos demandes d’interview.
Après avoir été les spectateurs depuis deux ans de la compétition d’actionnaires pour prendre le contrôle de Lagardère, les milliers de salariés d’Hachette Livre doivent aujourd’hui attendre – sans aucune information de leurs directions – l’avis des autorités de la concurrence. Il en va de même pour Editis puisque Vincent Bolloré pourrait très bien décider de céder certaines filiales du groupe, au profit de celles, plus juteuses, de son ancien concurrent. « Nous sommes très inquiets à propos du découpage qui pourrait avoir lieu entre les deux groupes, explique Manda Pedergnana, représentante CGT chez Editis, car nos marchés sont très proches. Ce dont nous sommes sûrs, c’est que ce découpage se fera au prisme de la rentabilité. C’est la méthode Bolloré. »
Une méthode qu’appréhendent de nombreux employés du site de distribution d’Hachette, à Maurepas (Yvelines), comme en témoigne le délégué CGT Alain Giquel : « Plus tôt dans l’année, on nous a vendu la transformation de l’entreprise avec un nouveau site à Allainville. Ce projet va-t-il être mené à bien ? On est dans le flou. J’ai plein de collègues qui ont hâte d’être à la retraite et des jeunes qui veulent faire des formations pour éviter d’être les passagers du bateau qui coule. »
Idées d’extrême droite
Ce funeste destin n’est pas sans rappeler ce qui s’est passé presque vingt ans plus tôt, en 2002, quand la situation était inversée : à l’époque, Hachette voulait acheter Vivendi Universal Publishing (VUP). « Tout le monde a en tête cette séquence où la Commission européenne, poussée par une fronde venant de plusieurs acteurs importants – des éditeurs, des libraires, des syndicats –, a demandé à Hachette de ciseler son projet d’achat, en laissant certaines filiales et en en gardant d’autres », explique Françoise Geoffroy-Bernard, consultante au cabinet Axiales.
« Un traumatisme assez conséquent au sein des équipes du groupe », se souvient François Gèze, PDG des éditions La Découverte de 1982 à 2014, dans une interview pour le média en ligne AOC. Contacté, le libraire Christian Thorel, d’Ombres blanches, à Toulouse, et vice-président du Syndicat de la librairie française (SLF) jusqu’en 2007, complète : « À chaque fois que l’on assiste à la financiarisation d’une maison reprise par des actionnaires et absorbée par des grands groupes, il y a une forme de déshabillage des spécificités des maisons et leur transformation en marques. »
À chaque fois qu’il y a financiarisation d’une maison, il y a une forme de déshabillage des spécificités.
Vincent Bolloré aurait-il l’audace de transformer des maisons d’édition et de les positionner selon une idéologie politique ? L’industriel l’a bien fait pour les médias qu’il possède : mise à l’écart des « Guignols de l’info » sur Canal+ et censure du documentaire sur le Crédit mutuel, actionnaire de Vivendi, transformation de l’ex-iTélé, devenue CNews, en chaîne d’opinion d’extrême droite, rapprochement de la chaîne d’info avec Europe 1, dont les nouvelles recrues sont puisées chez Valeurs actuelles… Coauteur de Vincent tout-puissant (JC Lattès), le journaliste d’investigation Nicolas Vescovacci voit une continuité entre l’empire médiatique du tycoon et ses acquisitions dans le secteur du livre : « Il y a une volonté de contrôler une grande partie de l’édition, et donc de la production intellectuelle française, pour bâtir des relais médiatiques qui puissent diffuser des idées conservatrices, de droite ou d’extrême droite. »
Celui à qui Bolloré prétendait réclamer 700 000 euros de dommages et intérêts pour lui avoir posé des questions, avant même la publication du livre, en est persuadé : « Notre enquête a paru chez JC Lattès, propriété d’Hachette. Sous l’ère Bolloré, ce livre ne pourrait plus se faire. Il n’y aurait pas d’ordre direct venant du premier actionnaire, mais une forme d’autocensure s’exercerait naturellement et empêcherait la validation du projet. »
Membre du CSE de Canal+ et secrétaire CGT du comité européen Vivendi, Francis Kandel précise : « Pour Vincent Bolloré, il faut casser les silos et travailler pour les intérêts du groupe et ceux des actionnaires. Faire de l’investigation qui nuirait à ses intérêts, c’est hors de question. » Au demeurant, pour certains acteurs de l’édition, l’industriel ne tirerait aucun bénéfice au fait de contrôler la ligne éditoriale des marques réputées contestataires, comme peut l’être La Découverte, propriété d’Editis. Contactée par téléphone, la maison répond que, « si un bon livre sur l’empire de Bolloré est proposé, il sera publié », mais admet dans le même temps que, « pour l’instant, le cas ne s’est pas encore présenté ». « Ça n’arrivera jamais », estime Nicolas Vescovacci.
Transfert pro-Zemmour
Plus largement, au sein d’Editis, certaines arrivées récentes interrogent. C’est le cas de Lise Boëll. Décrite comme « l’éditrice des “réacs” » par Le Monde (6 juillet), elle s’occupait, entre autres, des livres d’Éric Zemmour lorsque ce dernier était encore un auteur Albin Michel. Elle a décidé de quitter cette maison une semaine après que son directeur général, Gilles Haéri, a annoncé, le 29 juin, que le nouvel opus du candidat non déclaré ne serait pas publié chez lui. Depuis, Lise Boëll a rejoint, le 31 août, le groupe de Bolloré en prenant la tête de Plon. Avec elle arrivent deux anciens d’Albin Michel, tandis que l’ancienne directrice de Plon est rétrogradée au poste de directrice adjointe.
Il y a une volonté de contrôler une grande partie de la production intellectuelle française.
Dans un compte rendu de comité d’entreprise daté du 8 octobre et que Politis s’est procuré, des représentants du personnel s’étonnent du « tapis rouge » qui aurait été déroulé à Lise Boëll. D’autres souhaitent que, pour « rassurer l’ensemble des salariés », « une charte du respect des diversités dans le groupe Editis » puisse être réaffirmée. « On n’a pas besoin de charte pour garantir quoi que ce soit », balaie Michèle Benbunan, directrice générale d’Editis depuis novembre 2019. Le nouveau secrétaire général du groupe depuis février 2020, Jean Spiri – un ancien de Vivendi et très proche de Xavier Bertrand –, ajoute : « Le principe de la charte laisserait supposer qu’il y a un problème. Cela me gêne », en précisant qu’un tel document donnerait un mauvais signal à l’extérieur. Drôle d’argument lorsqu’il est indiqué que cette garantie pourrait rassurer les salariés en interne et que le petit monde de l’édition voit l’arrivée de Lise Boëll comme un transfert pro-Zemmour opéré par Vincent Bolloré. Sur ce point, Editis n’a pas donné suite à nos sollicitations.
Risque de démantèlement
Comme l’illustre la venue de Jean Spiri, l’organigramme d’Editis a profondément changé depuis que Vivendi est devenu propriétaire du groupe, le 15 novembre 2018. Un an après ce rachat, c’est Arnaud de Puyfontaine, considéré comme l’homme loyal de Bolloré et par ailleurs président du directoire de Vivendi, qui devient président de la filiale. Lorsque Michèle Benbunan devient DG d’Editis, deux ans plus tard, ce ne sont pas moins de six nouvelles directions qui lui sont directement rattachées. Dont une nouvelle recrue piochée chez Vivendi et parachutée au développement : Clément Pelletier.
L’enthousiasme suscité par l’arrivée de ce dernier serait à la hauteur de ses compétences dans l’édition. « Il n’y connaît strictement rien », assène un éditeur du groupe, qui préfère garder l’anonymat. « Ces nominations sont politiques et lui, par exemple, ne sait pas comment un livre se fait », pointe une observatrice du secteur. Son rôle principal serait de créer des ponts entre les filiales de Vivendi et de créer les fameuses « synergies » chères à Vincent Bolloré. Le but : que chaque tentacule de la pieuvre puisse épouser son voisin. Avec Havas, Canal+ et StudioCanal, les possibilités sont nombreuses. Mais, vues de l’extérieur, ces initiatives peuvent sembler hors sol. Concurrent d’Editis, le PDG d’Albin Michel, Gilles Haéri, se moque de cette politique dans Livres Hebdo : « Je vous avoue être assez sceptique sur ces synergies décrétées d’en haut, qui font bel effet dans des présentations PowerPoint, mais qui, dans la vraie vie, se perdent souvent en chemin. »
Au sein des groupes, personne ne sait à quelle sauce on va être mangés.
Pourtant Clément Pelletier en est sûr : « D’un point de vue stratégique, ce segment est central. » Il n’est pas le seul du groupe à le penser : cet argument pourrait bien jouer en faveur de Vivendi auprès des autorités de la concurrence. Arnaud de Puyfontaine le répète souvent, comme ici, aux Échos : « Vivendi ambitionne de développer un groupe européen. » Voire un champion européen ? L’idée n’est pas déplaisante à Bruxelles, bien en peine pour concurrencer les géants des Gafam. C’est d’ailleurs l’élément de langage répété par Michèle Benbunan auprès des représentants de salariés dans l’extrait du compte rendu de comité d’entreprise que Politis a pu consulter : le marché a beaucoup évolué depuis 2002, notamment à cause d’Amazon, et, quand « on est gros, on arrive à peser dans le débat », explique la DG. Questionnée sur les garanties que pourraient obtenir les salariés en cas d’acquisition maximale de Lagardère, Michèle Benbunan élude. « Il y aura certainement de la casse sociale des deux côtés », insiste un délégué. « Je n’aime pas cette expression », répond-elle. Là encore, contacté, Vivendi n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Du côté d’Hachette, cette situation est loin d’être rassurante. Vincent Bolloré va-t-il placer ses fidèles ? Rares sont ceux qui osent communiquer, même sous couvert d’anonymat. « Trop tôt », nous indique-t-on. D’après nos informations, au moins une réunion a été organisée entre des représentants syndicaux d’Hachette et d’Editis depuis l’annonce de l’OPA. Contacté, Arnaud Nourry, l’ancien patron d’Hachette qui a été démis de ses fonctions le 29 mars dernier après avoir dénoncé le risque d’un démantèlement, n’a pas souhaité sortir de son silence. En interne, on reste prudent : Fabrice Bakhouche, directeur général d’Hachette Livre, appelle ses collaborateurs à « être particulièrement attentifs aux contacts avec Editis et à éviter autant que possible tout échange avec notre concurrent tendant à anticiper un éventuel rapprochement entre Hachette et Editis », selon un message daté du 7 octobre que Livres Hebdo a pu consulter.
En clair, « personne ne sait à quelle sauce on va être mangés », s’inquiète une responsable des relations avec les libraires. Certains d’entre eux, justement, sont prêts à plaider leur cause à Bruxelles pour ne pas se faire dévorer. Ces professionnels du livre craignent « un renforcement de leur dépendance par rapport aux fournisseurs », décrit Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française. Tout comme en 2002, il n’écarte pas une fronde du Syndicat de la librairie et d’autres organisations en cas de largesses des autorités de la concurrence. Dans l’histoire entre Vivendi et Lagardère, l’épilogue est encore loin.
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