Les contrebandières de la guerre d’Espagne

Durant la guerre civile espagnole, des femmes se sont impliquées dans l’achat et le transport illégal des armes. Mais, comme généralement dans les phénomènes clandestins, leur rôle est minimisé par les sources.

Pierre Salmon  • 10 novembre 2021
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Les contrebandières de la guerre d’Espagne
© STF / AFP

La guerre civile espagnole éclate en juillet 1936 lorsque des militaires tentent de renverser le gouvernement du Frente Popular. Aidées par les organisations ouvrières, les forces loyales parviennent à enrayer le coup d’État sans pour autant reprendre pleinement le contrôle. La situation inquiète les grandes puissances, parmi lesquelles la France et l’Angleterre. Afin d’éviter toute généralisation du conflit, un embargo sur le matériel de guerre est mis en place, mais celui-ci se révèle rapidement inefficace dans la mesure où il n’empêche pas l’approvisionnement du camp insurgé, assisté par l’Allemagne et l’Italie, ni celui de la République, qui obtient des équipements du Mexique, de pays tiers et, surtout, de l’Union soviétique. De manière autonome, les organisations ouvrières du camp républicain s’organisent pour acquérir illégalement des armes en France, en Belgique ou en Suisse.

Jeunesse en mal d’avenir

En 1935, alors que le pays est plongé dans la crise économique, le journal l’Humanité lance une enquête inédite sur la jeunesse. Durant un mois, sont recueillies des paroles de « jeunes » (la catégorie est élastique, rappelle l’historienne Danielle Tartakowsky dans sa préface) de toutes les catégories sociales, des villes et des campagnes, qui disent leur mal d’avenir. Paul Vaillant-Couturier, rédacteur en chef du quotidien, est aux manettes et en fait un ouvrage. Il donne voix à cette jeunesse qui cherche son chemin dans la jungle du capitalisme broyeur de vies : « J’en veux aux cyniques et aux criminels qui dansent sur notre agonie, à nous les jeunes», écrit un ouvrier agricole de 16 ans. Des propos aux résonances criantes avec le présent.

M. L. et L. D. C.

Le malheur d’être jeune, Paul Vaillant-Couturier, Éditions du Détour, présentation par Danielle Tartakowsky, 320 pages, 21,90 euros.

Les archives de répression policière et judiciaire sont incontournables pour écrire l’histoire des phénomènes clandestins. Ces sources souffrent néanmoins de biais évidents. Ceux qui les rédigent – tous des hommes, durant les années 1930 – tendent à minorer l’agency des femmes, c’est-à-dire leur « capacité d’action ». Il suffit par exemple à la dénommée Jeanne Van Simmertier, arrêtée avec son amant en pleine opération de contrebande, en avril 1937, d’« assurer que [ce dernier] l’avait prise avec lui seulement pour la distraire » pour que le juge mette fin aux poursuites. D’une manière générale, ce sont les femmes déjà perçues comme transgressives, telles que les militantes, les prostituées ou les gérantes de cabaret, qui attirent le plus l’attention. Connue pour son engagement humanitaire dans le conflit espagnol, la socialiste Marthe Huysmans est vertement attaquée par un contrebandier. Lors de son interrogatoire, en octobre 1936, cet ancien complice se défausse et déclare avoir été « très surpris de l’attitude énervée de cette femme qui critiquait même les idées de son père », un responsable politique d’envergure en Belgique. Sans doute, la police et la justice ont été sensibles à ce genre d’appréciations qui ont pour effet de surexposer les femmes « transgressives » et, donc, de minorer le rôle de celles qui sont considérées comme « normales ».

Après coup, les témoignages participent aussi à l’invisibilisation du rôle des femmes. Quand il s’agit d’action politique clandestine, les mémoires font généralement référence à des compétences considérées comme masculines, sinon viriles. Il en va ainsi pour Jean Jérôme, qui, dans La Part des hommes (1983), évoque le « courage », l’« élan » et la « ruse » nécessaires au transport illégal des armes durant la guerre civile espagnole. Dans ce cadre, la contrebandière, la résistante ou la milicienne peinent à imposer leur récit.

Ces biais ont des conséquences non négligeables dans l’écriture des phénomènes politiques clandestins. L’historienne Rita Thalmann a souligné comment les femmes ont été longtemps exclues du récit dominant sur la Résistance en France, qui faisait surtout état de l’action des hommes français. De fait, la mobilisation féminine dans les conflits est souvent réduite à une tâche supplétive, à l’arrière ; l’infirmière et la munitionnette en sont deux exemples. Ce rôle effectif ne doit cependant pas faire oublier leur influence dans des fonctions considérées comme masculines. Grâce à un travail de recueil de témoignages oraux, la chercheuse Mercedes Yusta Rodrigo est parvenue à souligner le rôle des femmes dans les luttes armées en Espagne des années 1930 aux années 1950 (1). Actives mais invisibles, les femmes engagées dans les pratiques illégales sont reléguées au second plan de nombreuses études. Les exemples précédents nous invitent cependant à reconsidérer leur participation à la contrebande d’armes durant le conflit espagnol, et bien plus encore.

Par Pierre Salmon Enseignant chercheur à l’université Gustave-Eiffel. Il vient de soutenir une thèse sur les achats et les transports d’armes illégaux : « “Des armes pour l’Espagne” : analyse d’une pratique transfrontalière en contexte d’illégalité. France 1936-1939 ».

(1) « Hombres armados y mujeres invisibles. Género y sexualidad en la guerrilla antifranquista (1936-1952) », Mercedes Yusta Rodrigo, Ayer. Revista de Historia Contemporánea, 2018.

Ces femmes espagnoles, de la Résistance à la déportation. Témoignages vivants, de Barcelone à Ravensbrück, Neus Catala, éditions Tirésias, 1998.

Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.

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