« Les financements de la recherche vont surtout aux projets qui peuvent avoir des retombées »

Sociologue émérite du champ médical à l’Inserm, Patrice Pinell souligne que les restrictions à la liberté de la recherche, parfois politiques, sont plus souvent dues aux contraintes sur les conditions sociales de son organisation.

Olivier Doubre  • 23 novembre 2021 abonné·es
« Les financements de la recherche vont surtout aux projets qui peuvent avoir des retombées »
Manifestation contre la réforme des universités, le 12 mars 2019 à Paris.
© Amaury Cornu/Hans Lucas/AFP

Retraité de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), médecin et biochimiste de formation, Patrice Pinell s’est vite orienté vers la sociologie critique, au début des années 1970. Un choix lié à ses engagements politiques en cette époque post-Mai 68. Dans le sillage de Pierre Bourdieu, il investit parmi les premiers un champ alors peu fréquenté : la socio-histoire de la médecine et des processus de spécialisation dans le champ médical, notamment la cancérologie ou la prise en charge des myopathies. Il a publié un ouvrage qui a fait date sur la lutte contre le sida et ses conséquences sur les rapports entre pouvoir médical et malades ou usagers de la médecine : Une épidémie politique. La lutte contre le sida en France, 1981-1996 (1). Il est donc un fin observateur des pressions qui peuvent s’exercer sur la recherche scientifique aujourd’hui, qu’elles soient politiques, institutionnelles ou structurelles.

Alors que sévissait la pandémie de covid-19, qui a montré à nouveau l’importance de la liberté de la recherche médicale, les ministres de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, Jean-Michel Blanquer et Frédérique Vidal, ont paru vouloir limiter le champ de la recherche scientifique, avec notamment leur volonté exprimée de débusquer les « islamo-gauchistes » dans les universités. Qu’en est-il, selon vous, de ces tentatives de restreindre la liberté des chercheurs ?

Patrice Pinell Docteur en médecine, sociologue et historien.

Il a notamment publié Une épidémie politique. La lutte contre le sida en France (1981-1996), PUF, 2002.

Patrice Pinell : Il existe en effet des pressions politiques, dont une part provient de tout en haut, c’est-à-dire du gouvernement. On peut se demander pourquoi, sur cette question du supposé « islamo-gauchisme », la ministre vient lui accorder tant d’importance, alors qu’il s’agit d’une formule fourre-tout qui permet à ceux qui l’emploient de désigner tout ce qu’ils détestent.

D’un autre côté, il y a aussi, dans le milieu de la recherche, des gens qui travaillent sur le genre ou la race et peuvent être, eux aussi, très dogmatiques. Pour avoir, dans ma jeunesse, milité dans les groupes d’extrême gauche, je retrouve là certains mécanismes de pensée, fortement amplifiés aujourd’hui par les réseaux sociaux. Sans avoir fondamentalement rien contre ce type de recherches, je dis simplement qu’il y a parfois une polarisation excessive sur ces objets. Et j’ai la faiblesse de penser que la notion mise en avant aujourd’hui, l’intersectionnalité, n’est pas vraiment originale, puisqu’elle sous-entendrait que l’on n’aurait pas travaillé auparavant sur les croisements des différentes dominations (de classe, de genre, de race, etc.). J’ai plutôt le sentiment que la sociologie travaille ces questions-là depuis des décennies – si ce n’est depuis sa naissance comme discipline.

Quoi qu’il en soit, ces attaques de Frédérique Vidal et de Jean-Michel Blanquer sont surtout perfides et visent les sciences sociales en général, tout en donnant à ces recherches une importance qu’elles n’ont pas. Cela me fait penser à ce que disait Pierre Bourdieu (que je cite de mémoire) : les conditions pour faire des sciences sociales tiennent sinon du miracle, du moins de circonstances très particulières, bien peu de monde ayant intérêt à de telles recherches, en tout cas à celles qui se situent dans un registre critique.

Mais, outre des pressions politiques, d’autres concernent les conditions mêmes de la recherche…

En effet, il y a d’autres atteintes à la liberté de la recherche qui sont sans doute bien plus insidieuses – et qui ont acquis ces derniers temps une dimension de plus en plus importante. Car elles touchent à l’organisation même des conditions sociales de la recherche (avec des différences entre sciences dites dures et sciences humaines).

Les attaques de Vidal et Blanquer sont perfides.

Les chercheurs sont placés dans des conditions telles qu’ils doivent mettre en place des tactiques, presque des ruses, de contournement pour arriver à faire autre chose que ce que l’on voudrait qu’ils fassent ! Je suis entré à l’Inserm en 1971, dans une unité de recherche (que j’ai dirigée ensuite) en sociologie, histoire et psychanalyse. Les fonds dont nous disposions étaient, pour la plupart, octroyés directement par l’institution à des travaux pour lesquels nous avions une grande liberté. J’ai vu les choses évoluer progressivement, ou plutôt se dégrader…

De quelle manière ?

Il faut dire que la recherche, en particulier en sciences dures, s’est mise à coûter de plus en plus cher. Mais la politique gouvernementale a été de réduire progressivement les financements propres des laboratoires et de financer la recherche essentiellement sur contrat. Ce processus a d’abord des effets d’orientation sur les thèmes de recherche. Or, y compris dans les ministères, on s’est aperçu que les chercheurs avaient de grandes capacités pour contourner ces orientations. Mais, surtout, le système s’est durci : il est devenu difficile de travailler si on n’obtient pas des financements sur projets. Aussi – et c’est pour cela que je parlais de pressions ou de limites plus insidieuses –, cela induit une tendance à ne pas présenter des projets avec plein de points d’interrogation et d’ouvertures vers des objets peu « aboutis », mais plutôt des sujets de recherche dont on connaît quasiment les résultats dès le départ…

Vous décrivez là un système vraiment paradoxal, pour ne pas dire tautologique, du point de vue de la recherche…

Tautologique est peut-être un mot un peu fort ! Mais le phénomène que je viens de décrire va de pair avec une pression du pouvoir politique (et de l’administration évidemment) en faveur de recherches dont les applications sont immédiatement prévisibles. On veut essentiellement financer des projets qui puissent avoir des retombées. À l’Inserm, ce sont évidemment, pour beaucoup, des retours du côté des industries pharmaceutiques. Ce n’est pas critiquable en soi, mais cela pose un problème à la recherche dite fondamentale : c’est elle qui a le plus de mal à fonctionner.

J’analyse cela non pas en termes de censure au sens propre, mais comme la mise en œuvre de conditions sociales qui vont privilégier certains types de recherche par rapport à d’autres, au détriment, en particulier, des recherches de long terme, plus incertaines quant à leurs résultats.

On s’empêche donc, ainsi, de faire des découvertes inattendues, comme l’histoire de la recherche en compte beaucoup…

En effet, tous les historiens de la science vous diront que nombre de découvertes capitales, qui ont d’ailleurs eu des effets économiques très importants, proviennent de recherches fondamentales qui n’exploraient pas du tout cette question au départ ! Un des exemples les plus connus est le laser. Je ne me rappelle plus exactement les détails de la genèse de cette découverte, mais il s’agissait de chercheurs qui, travaillant sur les ondes électromagnétiques, se sont aperçus qu’on pouvait les amplifier pour produire une émission stimulée de photons, dans un flux parfaitement rectiligne (2). Or l’invention ainsi réalisée a engendré un marché qui se chiffre en milliards -d’euros ! Un peu comme la tarte des sœurs Tatin, née, dit-on, de -circonstances imprévues… Le rayon laser n’a pas été découvert à la suite d’un projet bien défini. Cela montre simplement que le mécanisme de recherche ne se fait pas, en tout cas pas toujours, selon des critères d’utilité ou d’attentes de retombées pratiques d’un travail.

Pour le dire de manière un peu caricaturale, pensez-vous que l’on ait calqué une logique de marché sur les conditions sociales de la recherche scientifique ?

Il est certain qu’il existe des intérêts pour que la recherche scientifique soit mise au service d’un développement industriel. Là encore, ce n’est pas critiquable en soi, car la recherche est financée pour une bonne part par de l’argent public, donc autant que cela serve à quelque chose ! Le problème survient lorsque cette logique devient hégémonique et écrase donc d’autres formes possibles, ou en tout cas rend beaucoup plus difficiles des recherches prétendument « gratuites » – alors même que ce sont souvent celles-ci qui vont rapporter le plus de bénéfices.

Le financement sur contrat pose un problème à la recherche fondamentale.

Toutefois, s’agissant des sciences, je crois qu’on n’est pas tant sur des -questions de marché que sur des demandes – comme dans le cas de la sociologie de la médecine, qui est celui que je connais le mieux – qui pourraient permettre de produire un certain nombre de petites connaissances éparses susceptibles d’améliorer fortement le fonctionnement du gros système médical. En fait, je crois que les groupes dominants dans la société ont intérêt à ce que la recherche décrive certaines de ses réalités, mais ne questionne pas plus avant les grandes évidences qui font tenir l’organisation sociale de cette même société.

Je ne dis pas non plus que tout cela est forcément voulu, ni même formulé. Je le dis parce qu’un énarque (au sommet d’une administration ou au gouvernement) n’a pas été formé à un type de pensée visant à remettre en cause les lieux communs. Cela rejoint la question de l’écart entre le nombre de personnes qui ont des formations adéquates pour faire de la recherche et les possibilités de postes à pourvoir.

Aujourd’hui, le niveau de compétition est redoutable, ce qui n’était pas le cas à l’époque où j’ai été recruté – avec une très grande facilité. Or les « amateurs » que nous étions sans doute au départ pratiquaient une recherche qui n’était pas moins intéressante que ce qui se fait aujourd’hui.


(1) Avec Christophe Broqua, Pierre-Olivier de Busscher, Marie Jauffret et Claude Thiaudière, PUF, 2002.

(2) L’invention a en outre bénéficié du concours, très empirique, d’un jeune scientifique, Theodore Maiman, qui réparait des appareils électriques de l’université californienne de Malibu pour payer ses études, et qui est parvenu à concrétiser les recherches théoriques des deux concepteurs du laser, Arthur Schawlow et surtout Charles Townes (prix Nobel de physique en 1964).

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