« Memoria », d’Apichatpong Weerasethakul : Les nuits magnétiques
Dans Memoria, tourné en Colombie, le cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul met en scène une femme hantée, entre rêve et réalité.
dans l’hebdo N° 1680 Acheter ce numéro
Depuis son premier long métrage, Mysterious Object at Noon (2000), Apichatpong Weerasethakul fabrique des espaces sensoriels incompatibles avec une position récalcitrante de spectateur conservateur, arc-bouté sur ses manières de voir. Plaquer un cartésianisme sur son cinéma, ce serait comme vouloir rationaliser l’écriture automatique des surréalistes : absurde… D’autant qu’il entre de l’animisme et du chamanisme dans l’univers du cinéma thaïlandais, où des esprits se manifestent dans la nature, tandis que le lien avec les morts est chose familière. On se souvient notamment des dialogues bouleversants entre les vivants et leurs défunts, apparaissant sous la forme de grands singes aux yeux rouges, dans Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures, palme d’or à Cannes en 2010.
Jessica (Tilda Swinton) est en proie à un phénomène mystérieux : une détonation se déclenche dans son esprit de façon récurrente et inexpliquée, provoquant une secousse qui saisit son corps entier, même si elle tente de n’en rien laisser paraître. Jessica est-elle gagnée par un mal psychique ? On pense évidemment à un traumatisme. Encore une fois, il n’y a pas ce genre d’explication dans le cinéma de Weerasethakul, même si Jessica s’interroge sur sa santé mentale et si des réponses clé en main lui sont proposées : comme celle de s’en remettre à Dieu, par exemple. Memoria tourne autour d’un mystère sans offrir de résolution, sinon des signes, des phénomènes, des fantasmagories. Et des moments d’intense poésie. Ainsi, Jessica cherche à extérioriser le bruit auprès d’un jeune ingénieur du son. « C’est comme une énorme boule de béton qui tombe dans un puits de métal et qui est entourée d’eau de mer », lui dit-elle pour qu’il tente de le reproduire. Elle doit trouver les mots pour décrire au mieux ce qu’elle entend. Ce qui au départ est une pure abstraction prend peu à peu forme, au terme d’une séquence que le jeu tout en tension et en sensibilité de Tilda Swinton rend poignante.
Comme toujours chez Apichatpong Weerasethakul, on sait peu de chose sur ses personnages. Jessica, veuve depuis peu, travaille sur les bactéries, les virus et les champignons qui envahissent les végétaux, en particulier les orchidées. Elle se lie avec une paléontologue, Agnès (Jeanne Balibar), qui lui montre le squelette d’une jeune fille ayant vécu il y a des milliers d’années, et dont le front a été troué selon un rituel. Comme si quelque chose devait s’en échapper. Les mauvais esprits, par exemple. Ce squelette a été retrouvé dans un chantier où l’on procède au percement d’un tunnel dans une montagne. Memoria multiplie le jeu des correspondances, à la manière d’un tissu d’échos dont les sens restent à déchiffrer. Ou d’une longue nuit somnambulique où les rêves s’inter-pénètrent – une superbe exposition de vidéos, d’installations et de photos du cinéaste a d’ailleurs pour titre : « Périphérie de la nuit (1) ». Jessica a composé un « poème des nuits blanches », qu’elle dit à Agnès : « Au-delà des pétales / Et des ailes jadis impétueuses / L’air suffoque / À la vue de son ombre fanée. »
Dans sa seconde partie, alors que Jessica a quitté Bogotá pour une région de montagnes et de ruisseaux, le film plonge encore davantage dans une dimension fantastique où se mêlent différentes strates temporelles. Des souvenirs remontent, des voix revenues de loin sont perçues. Jessica rencontre un homme ayant la mémoire absolue. Elle apprend de lui ce qui fait d’elle une plaque sensible, une « antenne ». Jessica est la médium d’instants passés aux accents tragiques. La plus humaine des extraterrestres. L’héroïne d’un film magnétique.
(1) Institut d’art contemporain, Villeurbanne (Rhône), jusqu’au 28 novembre.
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