Nicaragua : La dérive totalitaire du clan Ortega

Depuis son retour à la tête du pays en 2007, Daniel Ortega l’a fait basculer petit à petit dans une dictature, enrichissant ses proches aux dépens de la population.

Julien Lecot  • 10 novembre 2021 abonné·es
Nicaragua : La dérive totalitaire du clan Ortega
Banderole faisant la promotion de Daniel Ortega, dans le simulacre de campagne présidentielle, ses principaux rivaux ayant été arrêtés.
© OSWALDO RIVAS / AFP

C’est dans un climat pesant que s’est réveillée Managua le 8 novembre. La veille au soir, Daniel Ortega et Rosario Murillo – sa vice-présidente et femme – ont été déclarés vainqueurs de la parodie d’élection présidentielle qu’ils avaient organisée, leur garantissant de rester à la tête du Nicaragua pour au moins cinq années supplémentaires. Le suspense avait été laissé de côté puisque le scrutin s’est déroulé sans opposition : tous les prétendants sérieux à l’investiture suprême ont suivi le vote derrière les barreaux ou en exil à l’étranger.

Depuis près d’un an, le pouvoir nicaraguayen avait minutieusement préparé cette soirée. Dans un premier temps, entre octobre 2020 et mars 2021, le couple présidentiel avait fait voter un certain nombre de lois aux contours flous. On trouve pêle-mêle un texte permettant d’arrêter les « traîtres à la patrie », comprendre ici les personnes ou institutions recevant de l’argent de l’étranger ; une extension de la garde à vue de 48 heures à 90 jours ; ou encore une loi contre les cyberdélits, offrant la possibilité de mettre derrière les barreaux les journalistes et opposants qui partagent de « fausses nouvelles » – soit tout ce qui ne correspond pas au discours officiel.

Une fois les textes adoptés par une Assemblée aux mains du pouvoir, place a été faite à leur application. Sept précandidats à l’élection présidentielle ont été arrêtés, ainsi que de nombreux journalistes, militants ou encore simples membres de la société civile. Même d’anciens compagnons de lutte d’Ortega, qui avaient contribué à renverser la dictature de Somoza en 1979, en ont fait les frais. Par la suite, le pouvoir a tout simplement fait interdire le dernier parti d’opposition encore en course et fermé une quarantaine d’ONG ainsi que les derniers médias qui ne suivaient pas la ligne dictée par le Front sandiniste de libération nationale (FSLN), le parti du clan Ortega. Ajoutez à cela l’interdiction aux observateurs et journalistes étrangers de se rendre dans le pays et vous avez la recette parfaite pour une élection paisible et gagnée d’avance.

Opposition en prison

« Avoir toute opposition ou voix critique en prison, c’est du jamais vu dans la région, dénonce Paulo Abrão, secrétaire général de la Commission interaméricaine des droits de l’homme de 2016 à 2020 et fin connaisseur du Nicaragua. C’est une simple pièce de théâtre dans laquelle le pouvoir écrit le scénario. Même au Venezuela, où la situation est pourtant particulièrement inquiétante, tous les leaders de l’opposition ne sont pas enfermés et leurs partis interdits. Seule Cuba, qui est un cas particulier, s’en rapproche. »

Le régime a instauré un climat de paranoïa et de peur dans la population.

Si, depuis son retour au pouvoir en 2007, Daniel Ortega n’a cessé de placer des fidèles à la tête de toutes les institutions et de truquer les élections scrutin après scrutin, jamais un tel niveau n’avait été atteint. Il faut dire que, ces dernières années, le climat est pour le moins particulier. Au printemps 2018, des dizaines de milliers de manifestants de tous horizons sont descendus dans les rues. Dans un premier temps pour dénoncer une réforme de la sécurité sociale. Puis pour exiger le départ de la famille au pouvoir. Les autorités ont réprimé le mouvement, tirant à balles réelles dans la foule tout en arrêtant et torturant des manifestants par dizaines. Au total, au moins 328 personnes ont été tuées, plusieurs milliers blessées et au moins 100 000 Nicaraguayens se sont exilés.

Depuis ce que Paulo Abrão qualifie de « crimes contre l’humanité », un climat de terreur règne dans le pays. « Là-bas tout le monde a peur, raconte Kevin Calderon, un Nicaraguayen qui a participé aux manifestations et qui s’est depuis exilé en France. On ne peut rien faire car on sait ce qui nous attend si on manifeste. Si les personnes connues, les journalistes et les personnalités politiques sont en prison, les gens comme nous, les citoyens lambda, je vous laisse imaginer ce qui peut nous arriver. » Un diplomate européen complète : « Nous sommes passés d’une dérive autoritaire à une dérive dictatoriale et maintenant totalitaire. Le régime a instauré un climat de paranoïa en interne et de peur générale dans la population. »

Pauvreté et corruption

En plus de gouverner une population terrorisée, les autorités règnent aussi sur une population appauvrie : le Nicaragua est le deuxième pays le plus pauvre d’Amérique derrière Haïti. S’il y a eu, grâce aux investisseurs étrangers, une légère embellie dans les années 2000 qui s’est prolongée lors des premiers mandats de Daniel Ortega, sans pour autant régler les questions d’inégalité et de pauvreté, la situation depuis 2018 est pour le moins catastrophique.

« Pendant et après la crise de 2018, de nombreux Nicaraguayens ainsi que des entreprises et investisseurs sont partis du pays, explique Maya Collombon, directrice du Centre d’études mexicaines et centraméricaines à Mexico. Ensuite, la crise sanitaire a aggravé cette situation économique, qui est devenue complètement désastreuse : l’inflation a explosé, le secteur de l’hôtellerie s’est effondré et le chômage bat des records. La pauvreté est en très forte augmentation. »

Cette précarité, les Ortega l’observent de loin, confortablement installés dans le quartier d’El Carmen, au centre de la capitale. Depuis son retour au pouvoir, le régime s’est particulièrement enrichi grâce notamment à de nombreux pots-de-vin, selon Gilles Bataillon, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et spécialiste de l’Amérique latine : « Dès 2008, des enquêtes faites par un consortium de médias montraient que la corruption remontait jusqu’à la présidence. Par exemple, un entrepreneur qui voulait ouvrir un hôtel versait des pots-de-vin aux autorités locales, et une partie revenait au clan Ortega. Ça marche comme ça pour tous les secteurs. »

Le Nicaragua est le deuxième pays le plus pauvre d’Amérique derrière Haïti.

Ces magouilles en tous genres bénéficient à la famille Ortega dans son ensemble. Les enfants du couple présidentiel ont été nommés à des postes clés. Tous ont désormais des responsabilités diplomatiques, quand ils ne gèrent pas des médias d’État, la distribution du pétrole ou des agences de publicité. Sans parler évidemment de Rosario Murillo, que certains voient comme celle qui tire réellement les ficelles. Elle a d’ailleurs été nommée récemment « coprésidente » par Ortega.

Pour faire taire la contestation et garder une partie de la population dans sa poche, le régime a aussi longtemps bénéficié des pétrodollars d’Hugo Chavez pour financer des programmes sociaux. Les aides sont dans les faits versées arbitrairement aux plus pauvres, à condition qu’ils soutiennent le régime, « mais n’ont pas permis aux gens de sortir de la pauvreté ou d’accéder à de meilleures conditions de vie », détaille Gilles Bataillon. « On n’est pas dans un système comme la Bolsa familia de Lula au Brésil. Ici, rien n’a été pensé pour faire progresser la société et offrir plus de justice sociale. »

Pouvoir isolé

Terreur, pauvreté, corruption… Une fois ce triste tableau dressé, reste à penser à l’avenir. Peut-on imaginer qu’un mouvement comme celui de 2018 voie de nouveau le jour et arrive à faire tomber la famille Ortega ? Ou s’oriente-t-on vers une triste dynastie comme celles des Somoza il y a une quarantaine d’années ? « Dans toutes les expériences historiques de passage d’une dictature à une démocratie, il y a eu des moments durant lesquels on a cru que le régime ne tomberait jamais, compte tenu de l’intensité et de la violence de la répression. Mais l’histoire nous a montré qu’il existe une limite à ces régimes », tranche, plein d’espoir, Paulo Abrão, qui espère que « 2018 a pu être le premier pas d’une révolution : un réveil tant social que civique ».

Pour ce spécialiste des droits humains, le pouvoir tombera, tôt ou tard, et Ortega devra rendre des comptes devant la justice pour tous les crimes qu’il a commis. À condition que la communauté internationale s’investisse au Nicaragua, en soutenant la société civile tout en sanctionnant les proches du régime. À l’approche de l’élection, la pression internationale contre le pouvoir nicaraguayen s’est d’ailleurs renforcée. Josep Borrell, le chef de la politique étrangère de l’Union européenne, a dénoncé un scrutin « truqué » organisé par un « dictateur ». Le Congrès américain a, lui, adopté une loi visant à sanctionner plus durement Ortega et son entourage.

Pour sa part, l’Organisation des États américains a voté à l’unanimité (moins sept abstentions) une résolution demandant « la libération immédiate des prisonniers politiques », signe que le pouvoir nicaraguayen est aujourd’hui totalement isolé dans la région. Rien de surprenant, selon une source haut placée de l’UE spécialiste du sujet : « L’objectif du clan Ortega est de se rendre infréquentable pour qu’on leur foute la paix. C’est la stratégie de la terre brûlée diplomatique. » Selon cette même source, une révolution à court terme est peu probable tant le pays est actuellement sous contrôle et les forces militaires et policières trop présentes. « Mais beaucoup de gens me disent que le Nicaragua n’est pas volcanique pour rien et qu’à tout moment surgit l’imprévu. La faim ou un commissaire qui a la main trop lourde peuvent servir d’étincelle… Ça peut aller très vite. »

Monde
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