Police et justice : refonder le pacte républicain

Le Beauveau de la sécurité a accouché d’une souris, et les États généraux de la justice annoncés menacent d’être insuffisants.

Évelyne Sire-Marin  • 22 novembre 2021 abonné·es
Police et justice : refonder le pacte républicain
Il faut centrer la formation des policiers sur les relations avec la population et l’éthique du métier.
© Frédéric Scheiber/Hans Lucas/AFP

Sous le carcan des états d’urgence sécuritaire (2015), puis sanitaire (2020), ces trois dernières années ont été marquées par les manifestations des gilets jaunes et leurs violences policières ou manifestantes, puis en 2021 par l’incroyable sédition des policiers contre l’État de droit, prétendant que la justice était le « problème » de la police et contestant le verdict d’une cour d’assises d’appel dans l’affaire des policiers sauvagement brûlés à Viry-Châtillon (Essonne). La cour d’assises, symbole de la justice rendue par le peuple, dans laquelle les jurés sont majoritaires, avait pourtant prononcé des peines de 12 à 18 ans de réclusion criminelle, mais avait acquitté huit personnes faute de preuves suffisantes.

Quoi d’étonnant à ce que le « Beauvau de la sécurité » n’ait pas, dans ces conditions, abouti à la nécessaire réforme de la police ? S’il est vrai que beaucoup de moyens ont été promis en termes de matériels et d’effectifs policiers, la montagne a accouché d’une souris.

Lors de la clôture de cet événement, en septembre, le président Macron n’a fait que répéter des mesures déjà annoncées au printemps ou déjà inscrites dans la loi. Ainsi, l’amende forfaitaire annoncée pour l’occupation de halls d’immeuble et de terrains municipaux (infractions existantes depuis 2003 et difficiles à établir) est déjà prévue par une loi de 2019. La présence de caméras-piétons et embarquées pour les policiers et dans les cellules de garde à vue a été censurée par le Conseil constitutionnel dans la loi « sécurité globale ». Elles réapparaissent pourtant dans le projet de loi sur l’irresponsabilité pénale examiné cet automne par le Parlement, tout comme la création de la réserve opérationnelle de la police, qui permettra à des milliers de personnes d’exercer des fonctions policières sans en avoir ni la formation ni l’expérience.

Finalement, seule la création d’une délégation parlementaire chapeautant l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) est une nouveauté, mais on ignore quels seront ses pouvoirs exacts de contrôle et de poursuite, et surtout si elle ne se cantonnera pas à la publication d’un rapport annuel.

Une police républicaine

Comme le dit Sebastian Roché, directeur de recherches au CNRS, le Beauvau de la sécurité n’a traité que de la question de l’autorité de la police, il ne s’est pas interrogé sur les conditions de production de la légitimité de l’action policière.

Aucun espace n’a été laissé à l’expression de la société civile, et la problématique du lien entre police et population a très peu été abordée. Mais la conclusion du Beauvau a pleinement satisfait les syndicats de police, maîtres des humeurs et indispensables relais du ministre de l’Intérieur au sein d’un corps dont plus de huit fonctionnaires sur dix sont encartés.

La politique du chiffre ôte tout sens au métier de policier.

On connaît pourtant les pistes de reconstruction d’une police républicaine, tracées par de nombreux spécialistes du Cesdip (1). D’abord, il faut centrer la formation sur les relations de la police avec la population et l’éthique du métier plutôt que sur les gestes techniques. Ensuite, le rattachement de la police judiciaire au parquet et l’augmentation de ses effectifs s’imposent, car la moitié des affaires de délinquance ne sont pas élucidées faute d’identification des auteurs, et de nombreuses nullités de procédure obligent les juges à les annuler.

Interpeller, observer, informer La Ligue des droits de l’Homme (LDH) est une association généraliste, indépendante et apolitique, reconnue d’intérêt général, de promotion et de défense des droits fondamentaux. Elle est de tous les combats pour les libertés, la justice, les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels, la défense des libertés contre les intrusions sécuritaires dans la vie privée, contre le racisme et l’antisémitisme et les différentes formes de discriminations depuis plus de cent-vingt ans. La LDH interpelle les pouvoirs publics pour garantir nos droits fondamentaux lorsque des mesures vont à l’encontre des droits et des libertés ; elle observe les pratiques policières afin de s’assurer du bon fonctionnement démocratique et de dénoncer les pratiques abusives et liberticides ; elle intervient en milieu scolaire et auprès du grand public afin d’informer et de sensibiliser ; elle va devant les tribunaux aux côtés des personnes victimes d’injustices ou de discriminations, et assure des permanences d’accès au droit. Elle intervient ainsi sur l’ensemble du territoire, en métropole et en Outre-mer, à travers ses 300 sections locales. Pour en savoir plus sur ses combats : www.ldh-france.org
Un meilleur encadrement des gardiens de la paix est également nécessaire. On se souvient de l’affaire Cédric Chouviat, mort sur les quais de Seine, à Paris, après son interpellation : les quatre policiers en cause se connaissaient très peu, deux d’entre eux étaient encore stagiaires, et ils étaient commandés par un gardien de la paix faisant office de brigadier.

Par ailleurs, il faut en finir avec la politique du chiffre, qui ôte tout sens au métier de policier : à quoi sert-il d’interpeller et de condamner un usager de stupéfiants (la moitié des 68 000 condamnations annuelles en matière de stupéfiants), qui récidivera, sans décider enfin, comme bien d’autres pays d’Europe, de remplacer la répression pénale de l’usage par une politique de soins et de santé publique ?

Enfin, l’avancement pour les grades les moins élevés de la police, dont la promotion interne est verrouillée, doit être débloqué, l’absence de perspectives de carrière nourrissant le ressentiment.

Bref, il s’agit de créer une police qui correspondrait à l’article 12 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen : « La garantie des droits de l’Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. »

Cette conception qu’avaient les révolutionnaires des Lumières est le contraire de la « chaîne pénale », terme de plus en plus utilisé à propos de la police et de la justice. Si la justice n’est que le bout de la chaîne, il est compréhensible que les policiers qui font du maintien de l’ordre (2) s’offusquent des décisions judiciaires « qui remettent en liberté les délinquants ». Mais notre Constitution n’assigne pas ce rôle à la justice. Elle indique que les juges sont les gardiens des libertés individuelles (article 66), ce qui est très différent d’une mission d’homologation de l’activité policière et suppose que la justice contrôle juridiquement la validité des procédures.

Justice et police

En mai 2021, une tribune des premiers présidents de cour d’appel, c’est-à-dire des 35 plus hauts magistrats de France, habituellement si retenus, clamait « Ça suffit ! (3) ». Le délabrement des palais de justice, la suppression de 473 tribunaux d’instance, la souffrance des personnels face à la masse toujours plus écrasante de travail, les 31 lois sécuritaires des trente dernières années réduisant sans cesse les libertés des citoyens et les pouvoirs des juges indépendants au profit de la police et du parquet, la misère de la justice française comparée à celle des autres pays d’Europe (4) : rien de cela n’avait suffi à susciter leur indignation publique. Mais les policiers manifestant contre l’existence même d’un pouvoir judiciaire contrôlant la police, c’en était trop.

Des policiers manifestant contre le pouvoir judiciaire, c’en était trop.

Des états généraux de la justice ont été promis pour l’automne 2021 par le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti. Outre la fragilisation de ce dernier liée à sa mise en examen par la Cour de justice de la République pour prise illégale d’intérêts, l’orientation des lois pénales récentes et les déclarations du président de la République du 14 septembre 2021 laissent craindre, tout d’abord, que seule la justice pénale soit concernée. Or la justice civile (juges des affaires familiales, juges des enfants, conseil des prud’hommes, ex-juges d’instance : tutelles et petits litiges civils…) rend 2 millions de décisions annuelles contre moins de 800 000 au pénal. Elle est exsangue, avec des délais ubuesques de jugement (plus de deux ans en cas de licenciement ou de harcèlement au travail, par exemple, alors qu’en 2004 il fallait un an). Certes, le budget de la justice a crû de 8 % en 2021, mais le nombre de greffiers et de magistrats reste très insuffisant : l’Allemagne en compte le double.

Il ne suffit pas d’augmenter le budget, il faut aussi que l’effort budgétaire représente une part significative des ressources publiques, comme dans d’autres pays d’Europe, et non pas la portion congrue : en France, le budget de la justice est de 0,18 % du PIB (5), chiffre inférieur à celui de ses partenaires comparables (Allemagne, Belgique, Espagne, Italie, Pays-Bas) et à la médiane de l’Union européenne continentale (0,29 %).

Il faudrait aussi interrompre le mouvement de fragilisation de la fonction de magistrat, qui mine insidieusement l’indépendance de la justice. En effet, les délégués du procureur et les magistrats à titre temporaire représentent environ 10 % des magistrats. Ils ont un statut précaire qui n’offre pas de garanties de compétence et d’indépendance suffisantes, car ils sont nommés pour une durée limitée, après une formation de quelques semaines au mieux ; ce sont véritablement des juges en CDD.

Ces derniers sont affectés le plus souvent non pas en audience collégiale, c’est-à-dire en siégeant avec des magistrats permanents et indépendants, mais pour intervenir dans des procédures sans audiences, où ils sont seuls et peu contrôlés. Et cette dérive s’accentue : l’annonce par le garde des Sceaux du recrutement de mille personnes consiste en réalité à embaucher mille contractuels pour six ans maximum, les « assistants de justice », qui ne sauraient pallier le nécessaire doublement du nombre de greffiers et de magistrats professionnels pour faire face au stock énorme de dossiers à juger (1,3 million de dossiers au civil et 19 000 affaires en plus au pénal en 2020) et pour réduire les délais de jugement.

Cette précarisation du métier de magistrat s’articule avec un mouvement permanent depuis vingt ans d’augmentation des procédures expéditives de comparution immédiate et même des procédures sans audience, où le juge et l’avocat ne sont que des figurants, la peine prononcée étant celle proposée par le procureur.

Les décisions rendues hors audience et sans collégialité représentent désormais un tiers des décisions pénales (« plaider coupable », composition pénale, procédures sans audiences en matière civile). Ainsi, on peut être condamné à une peine allant jusqu’à trois ans d’emprisonnement sur décision du parquet, simplement homologuée dans le bureau d’un seul juge et non pas en salle d’audience publique, le rôle de l’avocat se limitant à conseiller d’accepter ou de refuser la peine, comme c’est le cas aux États-Unis pour 90 % des affaires pénales.

Il est urgent de rétablir, pour le jugement des délits, les audiences collégiales où siègent trois juges indépendants qui doivent entendre les arguments des avocats de la défense sur la culpabilité avant de prononcer une peine, ce qui était un principe fondamental de notre organisation judiciaire.

Décroissance pénale

Il n’est pas étonnant que ces nouvelles réponses pénales, transformant en juge le procureur, qui n’est pas indépendant (puisque sa nomination et sa carrière dépendent du garde des Sceaux, membre de l’exécutif), s’accompagnent d’une répression pénale sans précédent. Presque 70 000 personnes sont aujourd’hui en prison, soit plus de 15 % d’augmentation en un an, sans efficacité aucune sur la délinquance violente contre les personnes, qui ne cesse d’augmenter, ni sur la récidive.

Le surpeuplement et les conditions de détention dégradantes qui en résultent ne cessent d’être dénoncées par des rapports parlementaires successifs, par le Défenseur des droits, par la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, et la France est souvent condamnée par la Cour européenne des droits de l’Homme : poux, cafards, urine de rat qui suinte des faux plafonds, et matelas par terre. Par exemple, le taux d’occupation de la maison d’arrêt de Nîmes est de 201 % (403 personnes, dont 63 ne disposent que d’un matelas au sol), en ces temps de covid-19…

Précarisation du métier de magistrat, hausse des procédures expéditives…

Mais, après qu’on a demandé aux juges, en 2020, de libérer le maximum de prisonniers pour éviter la contamination par le covid, cinq nouvelles lois les incitent, en 2021, à incarcérer systématiquement. Elles créent de nouveaux délits punis de cinq ans d’emprisonnement (provocation à l’identification de policiers, dans la loi « sécurité globale », censurée par le Conseil constitutionnel, mise en danger de la vie d’autrui par diffusion d’informations, dans la loi confortant les principes républicains). Elles augmentent les peines en cas de violences contre les forces de l’ordre et leur famille, ou de prise de produit psychoactif par une personne pourtant déclarée irresponsable pénalement (projet de loi irresponsabilité pénale), et autorisent même des mesures de contraintes contre des personnes ayant effectué leur peine (loi antiterroriste du 30 juillet 2021).

Devant l’empilement incroyable des lois pénales, un moratoire devrait être imposé au Parlement sur l’adoption de nouveaux textes, en l’attente d’un réel bilan parlementaire sur leur application et leur efficacité. Il faudrait avoir le courage d’initier une décroissance pénale, de décider enfin que certains délits, comme l’usage de stupéfiants ou le vol simple, ne peuvent en aucun cas entraîner de peine d’emprisonnement mais seulement des peines alternatives (soins, travail d’intérêt général…) et d’imposer que les peines d’emprisonnement inférieures à deux ans soient systématiquement aménagées et effectuées hors les murs.

Alors, oui à des états généraux de la justice, mais auxquels seront appelés à participer tous ceux, parlementaires, élus, policiers, gendarmes, avocats, journalistes, associations et syndicats, greffiers et magistrats, désireux d’un dialogue sur la situation matérielle de la justice, le sens de la peine, l’efficacité de la prison ou la recherche d’alternatives, et avec l’ambition commune de refonder le pacte républicain de la justice.

Évelyne Sire-Marin Magistrate honoraire, ex-présidente du Syndicat de la magistrature, membre de la Ligue des droits de l’Homme.


(1) Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales.

(2) Il existe trois types de police : la police de maintien de l’ordre (les « bleus » dans l’espace public), la police judiciaire, qui enquête en cas d’infractions, et la police de renseignements.

(3) « Confiance dans l’institution judiciaire. Appel à refonder le pacte républicain pour la justice », tribune publiée le 20 mai 2021 sur le site de _L’Obs.

(4) La France est classée 14e sur 27 en ce qui concerne le budget de la justice, qualifiée de « clochardisée » par l’ancien garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas.

(5) Chiffres de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice, repris par la Cour des comptes dans un rapport du 28 janvier 2019 sur l’approche méthodologique des coûts de la justice.

Société Police / Justice
Temps de lecture : 13 minutes

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