Project’îles : Nouvel archipel littéraire à l’horizon
Créées par Nassuf Djailani et Jean-Luc Raharimanana, les éditions Project’îles défendent, depuis Mayotte, les littératures indianocéanes.
dans l’hebdo N° 1680 Acheter ce numéro
D’origine mahoraise pour l’un et malgache pour l’autre, les auteurs Nassuf Djailani et Jean-Luc Raharimanana dressent sur le paysage littéraire de leurs îles respectives des constats similaires. Ils déplorent la difficulté pour les écrivains de Mayotte et des Comores à faire connaître leur œuvre sur leur territoire. Ils regrettent le manque de reconnaissance de leurs écritures au-delà de l’océan Indien, qui, selon Nassuf Djailani, « isole chaque île dans une bulle et place les auteurs dans un face-à-face avec la métropole française qui est appauvrissant en termes d’imaginaires ».
Ce constat, l’écrivain le fait dès son arrivée en France en 1990, pour suivre des études d’histoire et de journalisme qui le mènent jusqu’à France Télévisions, où il travaille aujourd’hui. « C’est en quittant Mayotte que j’ai découvert de nombreux auteurs de l’océan Indien dont je ne soupçonnais pas l’existence. J’ai alors constaté que d’autres avaient déjà exploré les sujets auxquels je voulais me consacrer : la colonie et la post-colonie. »
Nassuf Djailani comme Jean-Luc Raharimanana construisent leur œuvre sur la base de ces connaissances acquises hors de leurs îles. Et c’est pour que d’autres, surtout les jeunes générations, puissent faire de même sans forcément passer par la métropole que le premier fonde en 2011 la revue Project’îles. Grâce à des articles de fond, des dossiers et des critiques détaillées, lui et ses collaborateurs entendent offrir aux écrivains ainsi qu’au plus large public la possibilité d’explorer des littératures à la fois très diverses et traversées par des thèmes récurrents, liés au partage d’un même océan, d’une même histoire et des mêmes dominations.
C’est via cette publication que Nassuf Djailani rencontre Jean-Luc Raharimanana, dont la poésie et le théâtre ont alors déjà acquis une certaine notoriété : il lui consacre un dossier et entame avec lui un riche dialogue. De cette amitié naît aujourd’hui une maison d’édition sise à Mayotte, qui porte le même nom que la revue. Deux Project’îles vont plus loin qu’un seul.
Les cinq titres qui marquent la naissance de la nouvelle venue dans le milieu de l’édition en expriment bien les ambitions. Avec Deux malles et une marmite d’Ananda Devi, l’autrice mauricienne la plus célèbre (publiée un temps chez -Gallimard, elle l’est aujourd’hui chez Grasset et a obtenu plusieurs prix, dont celui des Cinq -Continents en 2006 pour son puissant Ève de ses décombres), les deux éditeurs inaugurent leur collection « Quel est ce mystère d’écrire ? ».
La beauté et l’intelligence de la réponse d’Ananda Devi à cette question disent beaucoup de l’importance qu’elle accorde à Project’îles. « Il était très important pour moi de participer à l’aventure éditoriale dans laquelle se sont lancés Nassuf et Jean-Luc. J’ai eu l’occasion d’aller aux Comores et à Mayotte, et j’y ai rencontré des écrivains formidables, mais dont la voix n’était guère entendue à l’extérieur de leurs îles. Il existe des maisons d’édition qui éditent régulièrement ces auteurs, mais le volet diffusion fait défaut », explique-t-elle. Son dialogue entre deux versions d’elle-même, une adolescente entrant en écriture et une adulte ayant construit une œuvre, côtoie dans le catalogue de Project’îles un roman et trois recueils de poésie.
Le premier, Lorsque les cerfs-volants se mettront à crier, est signé d’une autre autrice mauricienne, Davina Ittoo. Plus jeune en âge et en écriture qu’Ananda Devi, qu’elle considère comme « [son] initiatrice, celle qui [lui] a insufflé des vérités pleines de mélancolie et de fureur et [l’]a fait entrer plus profondément dans [son] propre pays », elle fait partie des plumes émergentes accompagnées par Nassuf Djailani et les membres de sa revue. « Alors que mon premier roman, Misère, prenait son envol, les éditions Project’îles m’ont contactée pour me proposer d’éditer ma nouvelle qui a obtenu le prix Jean Fanchette en 2015, présidé par J. M. G. Le Clézio. La nouvelle est devenue roman au fil du temps, après une réécriture assidue, bien encadrée par les éditeurs de Project’îles », explique-t-elle.
Ces derniers voient en effet plus grand que leur maison : c’est d’un archipel qu’ils rêvent. Ils tentent de le créer en mettant en place les fondations d’une chaîne du livre, quasi inexistante dans chaque île, de même qu’à l’échelle de l’océan Indien. Les deux éditeurs ne se font pas d’illusion, « cela prendra du temps ». Ils prendront celui qu’il faut pour faire vivre leurs cinq titres par an, qui depuis l’océan Indien, où ils sont édités et diffusés, devront trouver leur place sur le dense marché métropolitain. Ils savent aussi que la tâche sera plus simple pour certains que pour d’autres. Comme Deux malles et une marmite d’Ananda Devi, Rêve en carton de Dieudonné Niangouna, auteur et metteur en scène congolais reconnu sur les scènes françaises, devrait plus facilement trouver son lectorat en métropole que les recueils de poèmes du Comorien Saindoune Ben Ali et du Mahorais Nadjim Mchangama.
La publication de Dieudonné Niangouna n’obéit toutefois pas à une logique de marché pour -Project’îles, ni au seul désir de désenclaver les littératures de l’océan Indien, important pour les deux éditeurs. « Nos cultures sont nourries par un héritage africain que nous souhaitons honorer », commente Nassuf Djailani. L’horizon de la toute jeune maison est vaste ; il s’élargira bientôt encore avec l’accueil d’auteurs écrivant dans différentes langues de l’océan Indien : le malgache, le swahili ou encore le bantou, qui seront traduits en français. Nous attendrons qu’ils arrivent jusqu’à nous.
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