Contre la concentration des médias, reprendre le contrôle
Les garde-fous sont trop rares et insuffisamment appliqués face au mouvement de concentration des médias et à la perte d’indépendance. Un consensus existe pourtant en faveur de mesures fortes et concrètes.
dans l’hebdo N° 1684-1686 Acheter ce numéro
Des syndicats de journalistes à Reporters sans frontières (RSF), un consensus large se dessine sur les principales solutions à mettre place pour résoudre le problème posé par la concentration des médias.
Réécrire la loi anti-concentration
La loi censée endiguer la concentration des médias date de 1986. Une date qui s’apparente à la préhistoire au regard des bouleversements qu’a connus le paysage médiatique. Un même propriétaire ne peut posséder des journaux couvrant plus de 30 % de la diffusion de la presse quotidienne « d’information politique et générale » – ce qui est très peu contraignant. Le texte ne permet pas de freiner l’intégration de médias dans des groupes ayant des intérêts autres que l’information, ni la concentration de médias télé, écrits ou radio au sein d’un même groupe. Elle exclut de facto les périodiques et magazines. Et rien n’interdit par exemple qu’une même personne physique ou morale soit propriétaire de l’ensemble des chaînes d’information en continu. « Il est urgent de travailler à une grande loi de la presse », souligne Laurent Villette, secrétaire général de l’union syndicale fédérale CFDT-Journalistes.
RSF juge indispensable une réelle transparence sur la propriété des médias.- L’association réclame aussi l’abaissement des seuils de concentration pour interdire à un groupe ou à un milliardaire de posséder plusieurs médias. La loi pourrait également limiter la possibilité, voire interdire à des groupes bénéficiant de commandes publiques, d’acheter des titres, et ce quel que soit leur support.
L’indépendance passe également par la lutte contre la précarité des journalistes.
Le Conseil supérieur de l’audiovisuel (lire page 33) ne s’est pas non plus démarqué par son excès de zèle pour garantir « l’honnêteté, l’indépendance et le pluralisme de l’information », qui sont inscrits dans ses missions. Roch-Olivier Maistre, son président, déclarait en septembre que « le régulateur est dans un esprit d’ouverture et de compréhension vis-à-vis des opérations de rapprochement » entre TF1 et M6 et au sein de l’empire Bolloré. Son rôle est pourtant déterminant, particulièrement dans l’attribution des licences, ou pour renégocier les conventions signées, par exemple avec CNews, qui n’est plus une chaîne d’information comme lors de son lancement. L’institution pourrait également utiliser ses pouvoirs de sanction lorsque des atteintes à l’indépendance sont clairement constatées. Il est à relever que la présidence du CSA comme celle de l’Autorité de la concurrence – dont le rôle est crucial pour tenter de limiter l’appétit de Vincent Bolloré et dans l’arbitrage de la fusion TF1-M6 – sont directement nommées par l’Élysée.
Conditionner les aides à la presse
Les aides à la presse constituent aussi un levier central. Elles sont aujourd’hui inéquitablement réparties. 90 % vont à la presse papier et neuf groupes en ponctionnent les deux tiers. Et elles ne sont ni transparentes, ni évaluées, ni soumises à objectifs, ce qui entretient, selon le Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne (Spiil), « une logique de rente sans contrepartie ».
Conditionner ces aides pourrait avoir un effet incitatif pour favoriser certaines bonnes pratiques. Il s’agirait par exemple de les distribuer en fonction du nombre de journalistes salariés dans une rédaction afin de favoriser les médias qui produisent de l’information et couper le robinet à des acteurs comme Reworld Media, qui a racheté Science et Vie pour en faire un support essentiellement publicitaire. La place des salariés au sein des conseils d’administration pourrait également servir d’aiguillon pour que l’indépendance rédactionnelle soit érigée en priorité. Julia Cagé, économiste, et Benoît Huet, avocat, proposent également que, pour garantir l’efficacité démocratique de ces aides, elles soient distribuées chaque année par les citoyens sous la forme de « bons pour l’indépendance des médias » (lire pages 40-41). Les syndicats demandent qu’elles soient conditionnées au respect du code du travail et de la convention collective des journalistes, à la bonne tenue du dialogue social et à l’adoption d’un accord d’égalité femmes-hommes ou d’une charte déontologique.
Renforcer les contre-pouvoirs des rédactions
La loi prévoit un « droit d’opposition » depuis 2016 : un journaliste peut refuser une commande de sa hiérarchie si elle est « contraire à sa conviction professionnelle », au regard de la charte déontologique adoptée par son entreprise. Mais ce droit nouveau reste individuel. La plupart des acteurs du secteur préconisent donc que l’équipe rédactionnelle soit légalement reconnue en tant qu’entité à même de faire des recours en justice. « Avec un statut juridique à la rédaction, le droit d’opposition sera alors collectif, à l’abri des pressions, de la censure et de l’autocensure », souligne Emmanuel Poupard, du Syndicat national des journalistes (SNJ).
Pour limiter les pressions actionnariales, beaucoup d’acteurs sont favorables à l’inscription dans la loi d’un délit de trafic d’influence en matière de presse, ciblant les pressions sur les rédactions pour qu’elles réalisent, ou non, un reportage en fonction des intérêts du propriétaire.
L’enjeu est aussi celui du pouvoir au sein des entreprises de presse. Julia Cagé et Benoît Huet suggèrent de donner davantage de poids, dans les conseils d’administration des médias, aux salariés qui ne possèdent pas d’actions. « Il faudrait aussi favoriser le statut de coopérative dans les entreprises de presse, qui sont la garantie la plus solide que le pouvoir n’échappera pas aux salariés », complète Emmanuel Poupard. Une proposition reprise par La France insoumise, qui suggère également que les présidents de France Télévisions et de Radio France soient élus par le Parlement.
La profession a toujours été réticente à la création d’un « conseil de l’ordre ».
Pour Laurent Villette, l’indépendance passe également par la lutte contre la précarité. « Comment dire non à une commande quand on est en CDD, stagiaire ou pigiste ? Le salariat est important pour pouvoir appliquer la déontologie. » La profession s’est dotée de règles censées protéger l’indépendance (conditions d’emploi, statut de pigiste, clause de conscience), mais elles restent trop souvent ignorées, regrette-t-il. « Quand on fait remonter des infractions, on nous répond par des promesses, mais rien ne change. La convention collective n’est pas appliquée partout, notamment dans les petites boîtes. »
Remettre la déontologie au cœur des métiers
« La déontologie est un travail quotidien, elle est malheureusement trop souvent écartée des conférences de rédaction », regrette Emmanuel Poupard. Ce constat a fait naître en 2016 des comités d’éthique, censés jouer le rôle de gardien du temple. Mais ils se sont révélés inopérants. Les personnalités extérieures qui le composent, nommées par les actionnaires, rendent des avis uniquement consultatifs et n’ont que très rarement été saisies par les journalistes.
La profession a toujours été réticente à la création d’un « conseil de l’ordre » qui risquerait de prendre les traits d’un tribunal d’opinion. Mais une structure plus indépendante, soutenue par les syndicats, existe depuis 2019. Le Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM), où siègent à égalité des journalistes, des patrons de presse et des représentants du public, offre à tout citoyen la possibilité de formuler des recours et rend des avis étayés.
Les syndicats défendent par ailleurs, et depuis longtemps, l’idée que la charte déontologique soit adossée à la convention collective ou au contrat de travail pour lui donner une valeur juridique et la rendre opposable à l’employeur en cas de désaccord.
Beaucoup d’autres propositions sont sur la table. Le Spiil propose des mesures fortes pour contrer la toute-puissance des Gafam (Google et Facebook sont à l’origine de plus de 50 % du trafic des sites de presse). Il préconise la publication et la réglementation des algorithmes, pour que le contenu informatif ne soit pas invisibilisé par rapport aux fausses informations. Le syndicat préconise également que la liberté de la presse soit inscrite dans la Constitution, afin d’en faire un rempart contre les lois liberticides qui se multiplient (loi sur le secret des affaires, sur les fausses informations, sur la sécurité globale, etc.).
De son côté, RSF veut revoir les procédures pénales pour que les plaintes bâillons contre les médias ne soient pas handicapantes (pas de mise en examen systématique en cas de plainte en diffamation avec constitution de partie civile) et que les procédures abusives soient punies.
Les candidats à l’élection présidentielle auront-ils le courage d’affronter les propriétaires de presse pour limiter conflits d’intérêts, censure, concentration, et faire en sorte que la presse française ne soit plus un Monopoly pour milliardaires en quête d’influence ?
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