En Allemagne, le pari de l’ambition au-delà des différences

Les sociaux-démocrates, les Verts et le parti libéral sont parvenus à un accord de gouvernement. Une coalition inédite où les écologistes arrachent cinq ministères et des objectifs climatiques forts.

Rachel Knaebel  • 1 décembre 2021
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En Allemagne, le pari de l’ambition au-delà des différences
© Photo : Christian Lindner (FDP), Olaf Scholz, (SPD, candidat à la chancellerie), Annalena Baerbock et Robert Habeck (Die Grünen) ont présenté leur accord de gouvernement le 24 novembre (KAY NIETFELD / DPA / dpa Picture-Alliance via AFP)

Ils seront, pour la première fois, trois partis à gouverner l’Allemagne dans les années à venir. Le 24 novembre, le Parti social-démocrate (SPD), les Verts et le Parti libéral-démocrate (FDP) ont annoncé être parvenus à un accord pour former ensemble une coalition dite du « feu tricolore » : rouge, verte et jaune. « Ce n’est pas l’alliance idéale, de notre point de vue. Car l’accord de coalition ne répond pas suffisamment aux besoins de la société, par exemple en matière de politique climatique et surtout de politique sociale. Mais ce contrat ouvre des possibilités pour des améliorations concrètes en vue d’une politique plus solidaire. » La réaction de la section jeunes des Verts allemands résume l’équilibre difficile auquel ont abouti les négociations entamées juste après les élections du 26 septembre (1) : dans une coalition, chaque parti peut imposer une partie de son programme, jamais l’entièreté.

« C’était parfois tendu, a bien dit Robert Habeck, coprésident des Verts et futur vice-chancelier, lors de la présentation du contrat de coalition. Il y a eu des moments décisifs, lorsque nous avons appris les uns des autres. Et là, de nouvelles solutions sont devenues possibles. » Les Verts sortent de ces discussions bien lotis, avec cinq ministères, dont un super-ministère de l’Économie et du Climat (qui revient à Robert Habeck), mais aussi les Affaires étrangères (pour celle qui était candidate à la chancellerie, Annalena Baerbock), l’Environnement, l’Agriculture et la Famille.

Dans le texte de l’accord, qui vaut programme commun de gouvernement, les écologistes ont imposé une sortie avancée du charbon, « idéalement » d’ici à 2030 au lieu de 2038. La date porte la signature des Verts ; l’adverbe « idéalement », celle des deux autres partenaires politiques.

On trouve aussi dans le contrat de coalition des objectifs ambitieux en matière d’énergies renouvelables : celles-ci devront fournir 80 % de l’électricité d’ici à 2030 (2) et 50 % du chauffage, les installations photovoltaïques seront obligatoires sur les toits des nouveaux bâtiments commerciaux. Le texte ne donne en revanche aucune date de sortie du gaz et prévoit même la construction de nouvelles centrales à gaz plus « modernes » (plus efficaces, moins émettrices), palier pour faire la transition entre le charbon et le 100 % renouvelable.

Ce sont bien les libéraux qui vont tenir les cordons de la bourse.

La lutte climatique est définie dans le programme comme une « tâche transversale » de tous les ministères, mais on n’y retrouve plus de trace d’un droit de veto, un temps envisagé, du ministère du Climat sur l’ensemble des politiques gouvernementales. L’accord ne mentionne plus qu’un « contrôle climatique pour toutes les lois », que chaque ministère effectuera lui-même. Pour les jeunes activistes climatiques de Fridays for Future, tout cela n’est pas à la hauteur de l’objectif d’un maintien du réchauffement climatique à 1,5 °C. Le mouvement prône, par exemple, une sortie du gaz à l’horizon 2035.

Sur le volet agricole, la coalition a repris le projet des Verts d’augmenter la part de l’agriculture biologique à 30 % des surfaces d’ici à 2030, contre 10 % actuellement. Le texte préconise aussi la promotion des alternatives aux pesticides et l’interdiction de la vente de glyphosate d’ici à fin 2023. Mais « les libéraux du FDP ont empêché la mise en place d’une taxe sur les pesticides, qui aurait rendu leur utilisation moins rentable », critique l’ONG Greenpeace.

De son côté, le Parti social-démocrate a pu imposer aux libéraux l’augmentation du salaire minimum (que demandaient aussi les Verts) à 12 euros brut de l’heure, contre 9,60 euros aujourd’hui. Le texte reprend également le programme du SPD pour réformer le revenu minimum « Hartz IV », décrié depuis sa mise en œuvre au mitan des années 2000 : les contrôles sur les bénéficiaires seront dorénavant allégés pendant les deux premières années d’allocation. Pour faire face à la crise du logement, les partis se sont par ailleurs mis d’accord sur un objectif de 400 000 logements neufs construits chaque année, dont la moitié en parc social. Mais l’ensemble reste bien en deçà des programmes des partis de gauche sur la lutte contre la hausse des loyers et pour les droits des locataires.

En plus du poste de chancelier, qui revient à Olaf Scholz, les sociaux-démocrates obtiennent les ministères du Travail, de l’Intérieur, de la Défense, de la Santé, du Logement, et du Développement et de la Coopération économique. Au Parti libéral-démocrate reviennent les Transports et le Numérique, la Justice, l’Éducation et la Recherche, et, surtout, le ministère-clé des Finances. Ce sont donc bien les libéraux qui vont tenir les cordons de la bourse. Or le FDP a imposé dans le contrat de gouvernement le retour, dès 2023, à la règle du zéro déficit public, le « frein à la dette ». Ce principe d’austérité budgétaire est inscrit dans la Constitution depuis 2009. Mais il avait été assoupli ces deux dernières années face aux dépenses liées à la pandémie.

En outre, les libéraux refusent catégoriquement toute hausse des prélèvements fiscaux. Le SPD n’a pas réussi à faire passer ses revendications pour une augmentation des impôts sur le revenu des plus riches ni pour la mise en place d’un impôt sur la fortune. Il n’y aura pas non plus d’augmentation des droits de succession, si l’on en croit le contrat de gouvernement. Comment, dans ces conditions, financer les projets de transformation de l’industrie et de transition énergétique portés par la coalition ? La réponse reste encore à trouver.

« Les propositions de financement sont peu claires et peu transparentes. Le FDP s’est imposé en refusant d’augmenter les impôts et en n’en prélevant pas de nouveaux », critique Greenpeace. Reiner Hoffmann, président de la Confédération syndicale allemande (DGB), renchérit : « En revenant au “frein à la dette” dès 2023, le nouveau gouvernement fédéral se prive de la marge de manœuvre financière dont il a urgemment besoin pour investir massivement, décarboner l’économie et préparer notre pays à l’avenir. »

Les trois partis parviennent en revanche à s’entendre sans accroc sur les questions de société. Légalisation du cannabis, accès facilité à l’avortement, loi d’autodétermination pour les personnes transgenres, volonté d’abaisser la majorité électorale à 16 ans pour les élections européennes et fédérales… Toutes ces mesures font partie du contrat de coalition.

Les trois partis s’entendent sans accroc sur les questions de société.

Sur le volet migratoire, le texte affirme : « Nous avons en commun la perception de l’Allemagne comme une société d’immigration et de diversité. » Concrètement, l’accord veut faciliter l’accès à la nationalité allemande, dans la lignée du processus entamé par le précédent gouvernement alliant SPD et Verts, à la fin des années 1990. Les trois partis comptent également ouvrir davantage de voies de migration légale, faciliter le regroupement familial des personnes réfugiées, et disent ne plus vouloir entraver les opérations de sauvetage en mer menées par des ONG. D’un autre côté, le texte réclame une « offensive » de rapatriements de personnes immigrées sans statut légal et d’expulsions de celles condamnées pour crimes.

Ce programme de gouvernement forme-t-il finalement un vaste recueil (177 pages) de positions contradictoires ? « Une coalition de nos trois partis si différents reflète une partie de la réalité complexe de la société, défend le texte. Si nous parvenons à faire avancer les choses ensemble, cela peut être un signal encourageant pour toute la société : que la cohésion et le progrès sont possibles même avec des points de vue différents. » Kevin Kühnert, l’ancien président de la section des jeunes du SPD, les Jusos, met cependant en garde lors de leur congrès, fin novembre : « Des partis qui forment une majorité et s’entendent malgré leurs grandes différences, c’est sûrement la preuve d’une certaine maturité démocratique. Mais il ne faut pas que cela soit au prix du contenu politique. » En 2017, le trentenaire avait mené campagne, en vain, contre la réédition de la « Grande coalition » (sociaux-démocrates du SPD et conservateurs de la CDU-CSU), défendant la nécessité pour le SPD de se repositionner à gauche. En septembre, il a été élu député aux côtés d’une cinquantaine d’autres militants des Jusos, situés à la gauche du parti, et qui représentent aujourd’hui un quart du groupe au Bundestag.

Au-delà du contenu du contrat de coalition, c’est aussi dans les rangs du Parlement et à la base des partis que pourrait se jouer un renouvellement politique en Allemagne. Déjà, les Verts organisent une consultation en ligne de leurs quelque 120 000 militantes et militants au sujet du contrat. Le SPD et le FDP prévoient de leur côté des congrès spéciaux, les 4 et 5 décembre, pour le faire adopter. Et ce seront finalement les parlementaires du Bundestag qui éliront Olaf Scholz chancelier, a priori la semaine prochaine. L’ère d’Angela Merkel sera alors définitivement close.

(1) Le SPD est arrivé en tête des élections législatives du 26 septembre avec 25,7 % des voix. Les Verts ont obtenu 14,8 %, le FDP 11,5 %.

(2) En 2020, 50 % de l’électricité consommée en Allemagne venait des énergies renouvelables.

Monde
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