Les combats de Politis
Les trente-trois ans d’histoire de notre journal ont dessiné un engagement concret, souvent en avance sur son temps, et un lien fort, jamais démenti, avec ses lectrices et ses lecteurs.
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Un journal est un être vivant. Un être collectif avec une histoire qui le conduit à évoluer au fil du temps, affirmant ainsi sa personnalité. Sans nécessairement s’éloigner du projet qui a présidé à sa naissance. Dans la forme, le Politis que vous lisez en 2021 ne ressemble pas à l’hebdomadaire né le 21 janvier 1988. Tout au long de ces trente-trois années, votre journal s’est décliné dans plus d’une douzaine de formats ; son logo a changé ; sa pagination a varié de 52 pages à ses débuts à 32 aujourd’hui, en passant par une période de vaches maigres où il n’en comptait plus que 16. Il a planté son drapeau sur Internet à la fin du XXe siècle et s’est progressivement adapté à de nouveaux usages, en s’efforçant d’ajouter aux articles de l’hebdo papier des contenus originaux. Toutefois, fidèle à son jour de parution – le jeudi –, Politis n’a jamais cessé d’informer, d’alerter et de décrypter le monde dans lequel nous vivons.
Cette mission essentielle à la démocratie, qui est celle de tout journal d’information, nous revendiquons la mener avec notre grille de lecture. Celle-ci nous conduit, même si nous ne nous interdisons aucun sujet, à en privilégier certains. À trier l’information, comme tous les médias, et poser sur elle une analyse qui, parce qu’elle ne s’inscrit pas dans le courant dominant de la pensée politique, économique ou culturelle, nous vaut d’être catalogués « presse d’opinion ». Une qualification péjorative à visée disqualifiante dans la bouche et sous la plume de celles et ceux qui se piquent d’une objectivité en trompe-l’œil. Un article de Politis n’est pourtant pas plus subjectif et ne reflète pas plus une opinion qu’un article du Point, de L’Obs, du Figaro ou du Monde. À cette différence que nous ne craignons pas, pour notre part, d’afficher la couleur de notre engagement. Mais un engagement non partisan qui s’articule autour de valeurs et de causes.
Les droits de l’homme, la solidarité et les libertés publiques, la question sociale, l’écologie, le féminisme, l’anticolonialisme et l’altermondialisme, la question palestinienne… Faudrait-il les hiérarchiser que cela s’avérerait impossible. Nous nous contenterons de survoler quelques-uns de nos combats. À commencer par la lutte contre les préjugés touchant à l’immigration. « La France manque d’immigrés », titrait crânement le premier numéro de Politis avec une forte interview du démographe Alfred Sauvy. On y contestait le consensus qui, « de la droite au PC, en passant par le PS et tous les syndicats », estimait nécessaire de « maîtriser les flux migratoires ».
Un engagement non partisan qui s’articule autour de valeurs et de causes.
Nous n’avons cessé depuis de dénoncer la création de clandestins du fait de lois iniques, toujours plus répressives, et les expulsions arbitraires, avons ouvert nos colonnes aux associations d’aide aux migrants, bataillé pour que la solidarité ne soit plus considérée comme un délit, que l’humanitaire ne devienne pas illégal… Fin mai 2002, alors que réfugiés et migrants étaient déjà bloqués près de Calais et que les pays européens commençaient à se barricader et à ouvrir des camps pour indésirables, nous titrions sur « l’Europe des barbelés ». En vingt ans la forteresse n’a fait, hélas, que rehausser toujours plus ses murailles. Et la France aussi. Nous rendions compte récemment encore du dramatique harcèlement des exilés auquel se livrent nos forces de l’ordre dans le Calaisis.
À défaut d’être entendus, nous n’avons pas cédé sur nos positions humanistes, bien décidés à ne « faire aucune concession aux idées que l’extrême droite a imposées, auxquelles la droite s’est trop souvent ralliée et qui tentent même une partie de la gauche », ainsi que nous le proclamions dans un manifeste « pour l’accueil des migrants » publié en septembre 2018 avec Mediapart et Regards. Le combat contre l’extrême droite et ses idées est une autre constante à Politis, qui le premier osa titrer « Le Pen est un fasciste ». C’était en mai 1990 et nous lancions « l’Appel des 250 » qui devait conduire à la création de Ras l’front. « Les avancées du FN sont faites de nos reculs », y lisait-on.
Avouons que cette référence aux reculs de la gauche collait à ce que nous critiquions déjà. Dans un quatre-pages présentant leur projet, les fondateurs de Politis – on était en 1987, en pleine cohabitation Mitterrand-Chirac – déploraient le « manque évident d’un projet politique et social mobilisateur, d’un modèle de développement économique et culturel alternatif, [l’]absence de toute parole d’espoir, [le] poids des dogmes et des archaïsmes » alors que des mouvements sociaux montraient que « le consensus de la classe politique ne reflétait en rien les aspirations de la société civile ».
Le combat contre l’extrême droite et ses idées est une autre constante à Politis.
D’entrée, Politis s’est donc interrogé sur ce que pouvaient encore bien être la gauche et ses mutations opérées au contact du pouvoir. Ce questionnement a évolué avec le temps, sous le poids d’Événements – la majuscule s’impose – qui ont profondément modifié notre monde : la perestroïka et la chute du mur de Berlin qui, avec la fin de l’ordre ancien de Yalta, ouvraient la voie à l’hégémonie néolibérale, hâtant un processus de globalisation à la fois économique, technique, culturel et politique. La pensée unique n’étant pas le style de la maison, nous avons suscité des débats et échangé avec des intellectuels et des artistes, dont bon nombre de « pas vus à la télé ». En 2011, un « best of » parut avec des grands entretiens de cinquante d’entre eux (voir couverture ci-contre).
« Non » à une Europe libérale
Au mi-temps des années 1990, nous avions offert une chronique tournante à cinq politiques, deux femmes et trois hommes, issus de la LCR, du PCF, du MRC, des Verts et du PS – ce dernier était Jean-Luc Mélenchon. Après avoir rêvé à une recomposition de la gauche post-communiste, marquée par le soutien à la candidature de Pierre Juquin (2,1 %) à la présidentielle de 1988, puis activement soutenu Dominique Voynet et les Verts qui souhaitaient mettre un terme au « ni-ni » waechterien et ancrer leur parti à gauche, Politis poussait alors à une alliance « rouge-rose-verte ». Elle prit corps avec la gauche plurielle et le gouvernement de Lionel Jospin. Sans convaincre. Et nous ne nous sommes pas privés de le dire, fidèles à notre grille de lecture sociale qui constatait l’accroissement de la précarité et des inégalités à mesure que les néolibéraux imposaient leurs réformes structurelles, leurs dérégulations et allégements fiscaux.
Nous n’en étions encore qu’au début des démantèlements de services publics, de leur ouverture à la concurrence et des privatisations réclamées par une Union européenne dont nous avons contesté la plupart des traités. Chaque fois après une lecture attentive du texte. Notamment pour les seuls soumis à référendum, celui de Maastricht (1992) et le Traité constitutionnel européen (2005), où Politis fut l’un des rares médias à faire campagne pour le « non ». Un « non » européen, antilibéral et de gauche, tant il est vrai que ce traité, comme bon nombre de directives dévoilées – celle de Bolkestein avait été exposée pour la première fois dans nos colonnes en mars 2004 –, éloignait toujours plus la perspective d’une Europe sociale, introuvable depuis le premier dossier que l’auteur de ces lignes lui avait consacré à l’été 1989. Accentué encore par la ribambelle de traités de libre-échange décryptés du mieux que nous pouvions, souvent avec l’aide d’Attac, l’association altermondialiste dont nous étions parmi les fondateurs. Aidés également par nos chroniqueurs économiques engagés dans son conseil scientifique ou dans les « Économistes atterrés ». Ils se succèdent chaque semaine depuis le 10 avril 2003 pour nous, vous éclairer « à contre-courant ».
Dès 1989, une rubrique « écologie » allait durablement singulariser Politis.
Leur expertise, comme celle de syndicalistes, a maintes fois été sollicitée pour argumenter contre les réformes des retraites, les offensives visant le code du travail et les acquis sociaux. Elle fournit des munitions précieuses aux citoyen·nes que nous sommes en même temps qu’un apport très appréciable à la quête d’une société plus égalitaire, fraternelle et solidaire, pour laquelle nous ne saurions ignorer la parole des exclus, des précaires, des sans-voix et des immigrés.
Alerte précoce sur le climat
En 1988, reconnaissons-le, Politis s’intéressait peu à l’écologie. Ses préoccupations allaient principalement aux grèves et mouvements sociaux. On y lisait néanmoins les révélations d’un rapport sur les conséquences cachées de Tchernobyl en France, et un des premiers reportages sur la lutte d’une poignée de défenseurs d’une Loire vivante contre un projet de barrage à Serre-de-la-Fare (Haute-Loire). Une belle bagarre, avec bientôt une occupation du site façon ZAD, contre ce qu’on n’appelait pas encore un grand projet inutile et imposé, dont l’épopée sera chroniquée jusqu’à la victoire.
Le tournant écolo se concrétise en février 1989 avec le recrutement de deux journalistes spécialisés en charge d’une rubrique « écologie ». Deux pages chaque semaine qui allaient durablement singulariser Politis parmi les hebdos généralistes en contribuant à populariser de nombreux sujets : le bio, le vélo, le tout-bagnole, la pollution de l’air, la biodiversité, les nitrates, les pesticides…
Le journal venait aussi de consacrer sa couverture à l’effet de serre, sous un titre-choc : « Le grand flip climatique. » Tout y était déjà : « La destruction des forêts tropicales [qui] entraîne la disparition […] de millions d’espèces » et l’avancée des déserts, ainsi que la forte augmentation depuis 1850 du CO2 dans l’atmosphère qui « piège les rayons du soleil ». « Ça chauffera d’autant plus que les forêts seront de moins en moins nombreuses pour recycler un gaz carbonique de plus en plus envahissant. […] Le doublement prévu de la teneur en CO2 produira un échauffement de 3 à 4 °C de la planète », avertissaient les auteurs en listant les effets de ce « dérèglement climatique » : « fonte partielle des banquises, montée du niveau des océans, perturbations majeures du régime des pluies », sans oublier « les tempêtes ». « Avant qu’il ne soit trop tard », Pierre Radanne, futur président de l’Ademe, plaidait pour les énergies renouvelables, la maîtrise et la cogénération de l’énergie. Qui, dans la presse française de l’époque, s’intéressait à ces questions-là ? Nous n’avons jamais cessé depuis d’alerter sur le dérèglement climatique, d’en documenter les causes et les solutions pour y remédier. Jusqu’à la colère contre l’« inaction » criminelle des « décideurs politiques et économiques » exprimée dans l’appel que nous avons initié à l’ouverture de la COP 26.
La critique des œuvres, outil d’émancipation
Notre vision sociale se retrouve aussi dans la rubrique culture. Sous la direction de Christophe Kantcheff, elle a repris à son compte l’esprit des grands « artistes pédagogues », tels Jean Vilar, créateur du Festival d’Avignon, Antoine Vitez (ces deux-là ayant un engagement communiste) ou Henri Langlois, créateur de la Cinémathèque, pour qui le meilleur de la culture devait être partagé par toutes les classes sociales. Elle est fondée sur l’idée selon laquelle esthétique et politique sont liées. Ce qui revient, en particulier, à mettre en lumière des œuvres fortes esthétiquement mais économiquement fragiles. Notamment des œuvres en langues dites minoritaires. Mais aussi des œuvres qui, par les moyens artistiques dont elles usent, décalent ou renouvellent notre regard sur le monde.
La critique culturelle est au cœur de notre travail journalistique. Un exercice on ne peut plus politique.
La critique est au cœur de ce travail journalistique. Et c’est un exercice on ne peut plus politique. Car ceux qui ont le pouvoir dans les industries culturelles y sont de plus en plus hostiles, sauf si elle relaie le flux promotionnel, ce qui donne au mieux un guide de consommation culturelle ou une photographie à un instant t des valeurs culturelles qui montent ou descendent, comme à la Bourse. Enfin, la critique étant une proposition de lecture d’une œuvre (et non un regard en surplomb, qui veut s’imposer et en imposer), elle invite le spectateur à ne pas rester seul avec sa propre lecture. Il peut confronter celle-ci à un texte ou une parole construite, argumentée, et élaborer ainsi la sienne. Il n’est plus un consommateur qui met un pouce en l’air ou une étoile, mais un citoyen critique qui s’émancipe des arguments d’autorité que sont les injonctions de la promotion ou les oukases de la censure, de plus en plus vigoureux hélas.
L’indépendance, l’ADN de Politis
De toutes les causes qui nous sont chères, la première dans l’ordre d’apparition en scène pourrait-on dire, celle sans laquelle les valeurs, les combats et batailles culturelles évoquées plus haut seraient affaiblis, reste celle d’une presse indépendante. Si Politis était, à l’origine, un projet d’hommes et de femmes engagés qui ne faisaient pas mystère de leur opinion, celui-ci était d’abord un projet de journalistes désireux de lancer l’hebdo « qui manquait à gauche ». Et pour cela déterminés, ainsi que l’écrivait Bernard Langlois, son premier directeur, dans un numéro Zéro, à « rompre avec la trop grande tolérance par laquelle [leur] profession se laisse peu à peu asservir à la puissance de l’argent, à l’engouement des modes, aux snobismes de l’air du temps. Rompre avec le goût du futile, l’attirance pour le secondaire, la dictature de l’insignifiant, […] la paresse intellectuelle, l’inculture érigée en vertu, le simplisme vécu comme un des beaux-arts ». Mais aussi à « renouer avec l’exigence de l’enquête et du reportage, […] avec l’envie impérieuse de témoigner du réel, dût-il nous déranger, […] avec ce devoir d’irrespect qui […] ne peut s’accommoder des complaisances honteuses, des copinages inavoués, des servilités dégradantes, […] avec la tradition du débat, de la contradiction, de la polémique […], avec la parole donnée sans truchement aux acteurs de la vie sociale, de préférence à la langue de bois des mandarins ».
Cette profession de foi s’inscrivait, sans le revendiquer, dans une filiation exigeante. Celle que, par réaction contre la presse des années 1930 et la presse de l’Occupation, les rédacteurs du programme du Conseil national de la résistance (CNR) avaient voulu promouvoir. Dans Les Jours heureux, ils s’engageaient à assurer « la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’État, des puissances d’argent et des influences étrangères ». Ce n’est donc pas tout à fait un hasard si Politis reçu d’emblée le soutien de deux grands noms de la presse engagée et de la Résistance : Claude Bourdet, cofondateur et numéro deux du mouvement Combat, au sein duquel il assumait notamment la direction du journal clandestin du même nom, et Henri Noguères, respectivement président et vice-président du premier conseil de surveillance du journal.
Ce projet n’aurait jamais pu voir le jour sans l’apport financier de ses futurs lecteurs, invités alors, non sans malice, à « placer [leur] argent à gauche ». Malgré bien des difficultés, dans sa première décennie, ce lien s’est maintenu faisant de Politis le journal de ses lecteurs, regroupés en association – la première avait pour président d’honneur l’agronome René Dumont, précurseur de l’écologie politique, la seconde, Pour Politis, a été créée lors du sauvetage du titre en 2006. C’est ce lien précieux qui permet à Politis de continuer plus que jamais à être, sur ses différents supports, une source d’informations, un lieu d’échanges et de débats, de mobilisations aussi pour tous ceux que révolte le monde qui nous est imposé et qui n’ont pas renoncé à le transformer.
Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.
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