Les dérapages de la collecte low cost des déchets
Abus d’intérim, heures non payées, recours à des travailleurs sans papiers… Les méthodes de Sepur, entreprise qui assure le ramassage les ordures pour des centaines de communes, notamment en Île-de-France, illustrent les dérives de tout un secteur.
dans l’hebdo N° 1684-1686 Acheter ce numéro
Prud’hommes de Montmorency, le 18 janvier 2021. Trois avocats au sourire crispé pinaillent devant un tableau de planning horaire et un trio de juges à l’attention déclinante. L’affaire du jour voit comparaître trois agences d’intérim et une entreprise de collecte des déchets à la déplorable réputation, Sepur, traînées là par un éboueur marocain de 52 ans, intérimaire de longue durée, qui ne sait ni lire ni écrire. Amir* s’est éclipsé dans l’ombre de Richard Bloch, un défenseur syndical à la moustache impeccable et à la démonstration implacable.
Les avocats font mine de ne pas comprendre et se perdent dans de complexes détails. Mais rien n’y fait. C’est un système qui émerge : Amir a empilé pas moins de 164 missions d’intérim en deux ans et demi, auprès de trois agences différentes, RSI Nord, puis RSI et enfin Mistertemp’, officiellement pour des remplacements ou un « accroissement d’activité ». Mais toujours pour les mêmes tâches chez Sepur. Un abus d’intérim, diront en substance les juges dans leur jugement du 20 septembre 2021, par lequel ils requalifient les contrats d’Amir en CDI et lui accordent une somme totale de 14 000 euros d’indemnités et de dommages. Cerise sur le gâteau, l’éboueur avait d’abord été embauché avec un contrat unique d’insertion, emploi subventionné théoriquement réservé aux chômeurs de longue durée. Sepur n’a pu démontrer aux juges qu’il remplissait ces conditions ad hoc.
Ce cas est loin d’être isolé. L’abus d’intérim est monnaie courante, particulièrement dans le monde de la collecte des déchets, toutes entreprises confondues. Mais il est opéré chez Sepur avec une décontraction particulière, comme le démontrent plusieurs décisions de justice que nous avons pu consulter et de nombreux témoignages : ce sont les chefs d’équipe qui recueillent directement au dépôt de Sepur les papiers des « ripeurs » – les éboueurs à l’arrière du camion –, qui les inscrivent auprès des agences d’intérim et les insèrent au planning de travail. Cette pratique présentée en détail devant les tribunaux est niée en bloc par l’entreprise, dans les réponses qu’elle a adressées à Politis. Sepur s’appuie sur un réseau d’agences dématérialisées qui n’ont pas d’accueil physique et se contentent d’envoyer les contrats a posteriori aux salariés, parfois avec plusieurs jours de retard.
2 500 personnes sont employées par Sepur, au service de 250 collectivités.
Pour tenter de justifier ce recours massif à l’intérim, Sepur jongle avec les motifs. Non sans difficultés. Un conducteur a ainsi travaillé quatre ans et demi en intérim, en remplacement de 53 salariés différents ! Un autre découvre en épluchant ses 80 contrats qu’il lui est arrivé de remplacer un salarié présent le même jour dans l’entreprise. Dans au moins trois autres cas récents, ce sont les agences RSI, RSI Nord et Crit qui ont été condamnées à des dommages et intérêts pour avoir fourni des intérimaires sans justification à Sepur, laquelle a dû requalifier les contrats en CDI.
Quand Darmanin « salue » le travail de la CGT
La grève des travailleurs sans papiers, au mois d’octobre, a provoqué une secousse jusque dans les couloirs du ministère de l’Intérieur. Gérald Darmanin, ministre à la ligne pourtant répressive contre les sans-papiers, a été contraint de prendre fait et cause pour les intérimaires en grève contre Sepur et 10 autres entreprises et agences d’intérim (1). Sur Europe 1, le 10 novembre, le ministre fustige l’attitude « inacceptable » de certaines « grandes entreprises françaises » qui « exploitent » des sans-papiers. Il pourfend encore « certains capitalistes [qui] utilisent la misère humaine » et ajoute : « Je veux dire ici que la CGT fait un travail extrêmement remarquable lorsqu’ils essaient d’accompagner des personnes très faibles qui sont exploitées par des capitalistes, parce qu’irréguliers sur le territoire national. » Nul doute que le ministre saura joindre le geste à la parole, en régularisant les travailleurs sans papiers !
(1) Monoprix, Café Marly Louvre, Manpower, Sepur, Targett, Planett Interim, GLS, Creneau interim, Man BTP, Proman, Start People.
L’entreprise, elle, assume devant les juges : elle a peu à peu délaissé le recours aux contrats à durée déterminée pour leur préférer les missions d’intérim « par souci de flexibilité et de réactivité ». Contactée par Politis, elle « récuse toute mise en cause de sa responsabilité d’employeur » et tout « “système Sepur” d’abus d’intérim ». Elle invoque « la saisonnalité du métier » et le besoin de réactivité en cas d’absence, pour honorer sa « mission de service public ». Et renvoie à « la responsabilité exclusive de [ses] prestataires, les agences d’intérim » concernant la lutte contre les abus (1).
Emploi d’étrangers sans titre
L’intérim offre surtout une emprise absolue sur les salariés, en permettant de mettre fin à une mission du jour au lendemain au moindre accrochage. Dans le milieu de la collecte des déchets, il existe une différence très nette entre les « embauchés » et les intérimaires, en matière de conditions de travail, mais aussi de salaire. Lorsque les tournées se terminent plus rapidement que ce qui est prévu sur leur contrat, les intérimaires ne sont plus payés, contrairement aux salariés en CDI. Et ces derniers mettent souvent la pression aux intérimaires pour accélérer les cadences ou renoncer à leurs pauses. « Ils veulent finir tôt, car ils sont payés pour leurs heures non effectuées. Et si nous travaillons trop lentement, nous risquons d’être virés sans droit », souffle un ripeur.
Richard Bloch et les juges ne sont pas les seuls à s’intéresser aux méthodes de Sepur, qui emploie officiellement un total de 2 500 personnes au service de 250 collectivités, essentiellement en Île-de-France. Selon nos informations, l’inspection du travail a conduit en octobre un contrôle coordonné dans huit sites de la société en région parisienne, à la suite de signalements de ses salariés.
Ce n’est pas la première fois que Sepur a maille à partir avec l’inspection du travail. En 2017, irritée par une inspectrice du travail qui l’avait mise en demeure de réintégrer un salarié protégé licencié, l’entreprise lançait alors une action inédite, en poursuivant en justice l’inspectrice pour « tentative de chantage », et choisissant pour ce faire la citation directe, procédure entraînant un procès d’office. À Politis, le président de Sepur, Youri Ivanov, affirmait alors vouloir faire « rendre des comptes » à l’inspection du travail et ne plus « courber l’échine » devant ses interventions (2). Il finira débouté de sa démarche par le tribunal de Versailles.
Le président de Sepur affirme ne plus vouloir « courber l’échine » devant l’inspection du travail.
À travers son récent contrôle, l’inspection du travail s’intéresse aux conditions de travail des agents, dénoncées dans plusieurs signalements, et à des soupçons d’emploi d’étrangers sans titre. De fait, comme la plupart des entreprises du secteur, le groupe emploie massivement des sans papiers. À l’embauche, la carte Vitale d’un parent ou d’un ami suffit le plus souvent pour travailler sous « alias ». L’employeur se contente alors de faire vérifier par l’agence d’intérim la véracité de l’identité de sa recrue auprès de la préfecture. Et il n’a aucun mal à nier lorsqu’il est accusé d’en profiter.
« Comme des chiens »
Cheick, 34 ans, 2,02 mètres et carrure d’athlète, raconte une histoire différente. Comme son profil de gaillard est précieux pour le nettoyage de la voirie dans le quartier des Quatre-Chemins, à Pantin (Seine-Saint-Denis), où l’activité peut parfois déranger des points de trafic de stupéfiants, Sepur aurait cherché à le faire travailler sans interruption, malgré les périodes de carence dues au titre de son statut d’intérimaire. « Mon chef d’équipe m’a directement demandé de changer mon alias, pour travailler sous une autre identité », affirme-t-il.
Pour tenter d’obtenir une régularisation, Cheick et 58 autres salariés de Sepur ont organisé une grande grève, coordonnée avec environ 200 travailleurs de onze entreprises d’Île-de-France, du 25 octobre au 17 novembre. Ils réclamaient que la direction leur remette les formulaires Cerfa qui leur ouvriraient la voie à une régularisation par le travail. Sepur, qui en est déjà à sa troisième grève du genre en huit ans, affirme à Politis qu’elle ignorait la situation administrative de ses embauchés. L’entreprise demande à ses prestataires de renforcer les contrôles et dénonce un « un trafic de papiers d’identité » mis en évidence, selon elle, par la grève.
Les grévistes dénoncent également leurs conditions de travail et affirment que des heures sont fréquemment « oubliées » sur leurs fiches de paye, notamment lorsqu’ils travaillent plus de 10 heures dans la journée ou de 35 heures dans la semaine. Ce dernier point de litige a fait l’objet de nombreuses procédures en justice, pas toutes couronnées de succès. Les prud’hommes de Montmorency ont néanmoins reconnu que les heures figurant aux contrats d’Amir, qu’ils n’avaient pas effectuées, auraient dû lui être payées. La cour d’appel de Versailles a quant à elle condamné en septembre 2020 l’agence RSI à verser 2 400 euros d’arriérés de salaire à un éboueur travaillant pour Sepur.
« Les communes ont privatisé pour ne pas avoir à gérer les emmerdes. Elles ne sont pas regardantes sur les irrégularités. »
Derrière ces accusations, c’est tout un système qui est mis en lumière. La collecte des ordures, comme toutes les missions de service public, peut être sous-traitée à condition d’être ouverte à la concurrence, au rythme, la plupart du temps, d’un appel d’offres tous les cinq ans. Dans ce jeu du mieux offrant – ou du moins-disant, c’est selon – les contrats d’exploitation changent régulièrement d’opérateur. « À chaque changement de titulaire du marché, les salariés sont conservés, sauf les intérimaires, et ils y laissent toujours des plumes », souffle Ismaël*, syndicaliste dans le secteur depuis dix-huit ans. Même si la convention collective prévoit que les salaires, les primes et le 13e mois soient conservés lors de la bascule, c’est sur l’organisation du travail que des changements peuvent intervenir. Comme par le biais d’un allongement des tournées de collecte. « On nous fait travailler comme des chiens », dénonce Cheick, qui doit se changer et prendre son poste dans un parking souterrain sans eau ni électricité. « Un local technique », affirme de son côté l’entreprise.
Clauses sociales
Sepur revendique sur son site « le meilleur rapport qualité / prix du marché » de la collecte d’ordures. Ces tarifs peuvent en tout cas se révéler compétitifs : sur les communes de Bondy, Noisy-le-Sec et Bobigny, le changement de prestataire au profit de la Sepur, en 2017, a permis à la collectivité d’enregistrer une économie d’un million d’euros (3). « Sepur, c’est le low cost de la collecte des ordures, souffle Jean-Albert Guidou, secrétaire CGT de l’union locale de Bobigny. Mais le seul levier d’économie, dans ce secteur, c’est la main-d’œuvre. » Ce modèle n’empêche par Sepur d’afficher 2,7 millions d’euros de bénéfices en 2020.
L’entreprise affirme qu’elle garantit aux salariés des marchés qu’elle reprend un maintien de la même rémunération. Et les intérimaires bénéficient, selon elle, des mêmes protections que les salariés.
Durant leur grève, les ex-intérimaires ont reçu le soutien matériel de la ville de Bobigny, pourtant liée à Sepur par un contrat de prestation de services, elle leur a prêté une salle communale. Son maire, Abdel Sadi, a également tenu des propos incisifs contre « la situation d’injustice révoltante » des agents. La communauté de communes Est Ensemble, en Seine-Saint-Denis, dont trois communes sont liées à Sepur depuis 2017, a aussi communiqué publiquement son soutien et demandé à l’employeur « de satisfaire à toutes ses obligations sociales et éthiques en permettant à ces travailleurs grévistes une régularisation rapide ».
Mais les agents attendent désormais des actes. Des clauses sociales sont certes prévues aux contrats, mais il appartient aux collectivités d’en faire un critère prioritaire. Ou non. La CGT demande que les critères sociaux pèsent davantage (à hauteur de 40 %) dans la note attribuée aux candidatures lors des appels d’offres. « Il ne faut pas se voiler la face, les communes ont privatisé pour ne pas avoir à gérer les emmerdes. Elles ne sont pas regardantes sur les nombreuses irrégularités que nous constatons chez toutes les entreprises du secteur, soupire Ismaïl. La profession va très mal et le dialogue social est très compliqué. »
Le 10 décembre, un éboueur travaillant pour le groupe Suez est décédé des suites d’un accident de la circulation durant une tournée. Le chauffard responsable de l’accident a été arrêté. Pour la CGT, ce drame implique également l’entreprise et le donneur d’ordre, complice d’une spirale sans fin de dégradation des conditions de travail des éboueurs.
- Les prénoms ont été modifiés.
(1) Sepur affirme : « L’entreprise fait appel à des personnes en intérim pour faire face à l’accroissement de son activité (ramassage déchets verts en automne) et pallier les absences le cas échéant. L’embauche de travailleurs intérimaires relève de la responsabilité exclusive de nos prestataires, les agences d’intérim auxquelles nous avons demandé de renforcer les contrôles pour éviter tout abus. »
(2) Voir « L’Inspection du travail sur le banc des accusés », 9 février 2017, Politis.fr.
(3) « Collecte des déchets : le prestataire et Est Ensemble se renvoient la balle », Le Parisien, 24 juillet 2018.
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