Taïwan refuse toujours plus le « rêve chinois »
Alors que Pékin accroît sa pression militaire sur l’île démocratique dont il revendique la souveraineté, l’identité taïwanaise, au sein de la population, continue de se renforcer.
dans l’hebdo N° 1682 Acheter ce numéro
Ces derniers temps, Lin Shih-jing a senti monter l’angoisse en elle. La pression ostentatoire de la Chine sur Taïwan la préoccupe. « J’en parle davantage à ma famille et à mes proches », raconte cette Taïwanaise de 35 ans, qui vit à Tainan, au sud-ouest de l’île. « Beaucoup d’entre eux ne sont pas pessimistes, ne croyant pas à une escalade militaire, notamment parce que les Taïwanais sont habitués aux menaces de Pékin. » Elle, en revanche, s’inquiète de ce que des avions chinois pénètrent fréquemment la zone d’identification de défense aérienne (Adiz) taïwanaise (1). Début octobre, plus de 150 appareils de l’Armée populaire de libération l’ont survolée en seulement quelques jours. Un record. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une violation de l’espace aérien taïwanais, ce qui serait nettement plus grave, le message de ces incursions massives est clair : aux yeux du Parti communiste chinois (PCC), Taïwan est une province rebelle, à récupérer par la force si besoin.
En janvier 2019, l’autoritaire président chinois, Xi Jinping, menaçait déjà, avisant que son pays n’hésiterait pas à « prendre toutes les mesures nécessaires » pour « réunifier la Chine » : Pékin n’a jamais cessé de revendiquer l’île de Taïwan, anciennement Formose, sur laquelle s’étaient repliés en 1949 les nationalistes du Kuomintang (KMT) de Tchang Kaï-chek, défaits par les communistes de Mao Zedong pendant la guerre civile.
« Depuis deux ans, reprend Lin Shih-jing, j’ai un mauvais pressentiment. » Elle entrevoit désormais la possibilité que Taïwan, à l’avenir, tombe dans l’escarcelle chinoise. Cinq années plus tôt, dit-elle, jamais une telle idée ne lui aurait traversé l’esprit. Elle qui travaille dans le milieu du cinéma prend l’exemple de la remise au pas, l’an passé, de Hongkong. Une loi permettant de censurer tout film jugé « contraire aux intérêts de la sécurité nationale », dixit le gouvernement hongkongais pro-Pékin, vient même d’être adoptée, fin octobre. « Des amis là-bas me racontent comment, de jour en jour, ils perdent leurs libertés », rapporte Lin Shih-jing, qui craint que le même sort soit réservé à Taïwan si le PCC venait à s’emparer de l’île démocratique de 23 millions d’habitants.
Taïwan, l’enjeu du siècle ?
L’île est au cœur du bras de fer géostratégique entre les deux superpuissances mondiales. Pour les États-Unis, l’île démocratique fait partie d’une chaîne de pays insulaires formant un rempart à l’expansion de la Chine en Asie, plus globalement dans l’Indopacifique. Une expansion menaçante aux yeux de Washington, qui s’inquiète de la montée en gamme technologique et militaire de Pékin. Pour la Chine, Taïwan fait partie de son espace souverain : l’île démocratique est la pièce manquante du « rêve chinois », que le président Xi Jinping souhaite réaliser, lui qui entend marquer l’histoire du pays comme Mao. La pression militaire de la Chine sur Taïwan, à laquelle s’ajoute une rhétorique belliqueuse, est un message aux multiples destinataires. D’abord à la population taïwanaise et à son gouvernement : la réunification est inévitable. Ensuite aux États-Unis, qui se rapprochent de l’île : une remise en cause de la politique d’une seule Chine est une ligne rouge à ne pas franchir. À l’heure où chaque puissance teste les capacités et les intentions de l’autre, une erreur de calcul pourrait s’avérer lourde de conséquences pour la paix régionale, voire mondiale.
Ce dernier trouve que l’éventualité d’un conflit armé, redouté par le gouvernement, est « effrayante ». D’autant que le ministre taïwanais de la Défense, Chiu Kuo-cheng, a dernièrement indiqué que la Chine serait capable de mener une attaque d’ici à 2025. Et que, plus globalement, le scénario catastrophe fait son chemin en Occident : en mai dernier, The Economist désignait Taïwan comme « l’endroit le plus dangereux au monde ».
Pourtant, si la population s’inquiète de l’intensification des provocations du régime chinois, elle est cependant loin de céder à la panique. Pour sa part, Eric Hsu ne croit pas vraiment à un conflit, et encore moins dans l’immédiat. « Alors que les médias et les experts politiques tirent le signal d’alarme sur une guerre potentiellement imminente, la réaction de l’opinion publique taïwanaise est modérée », écrit The Diplomat. D’après un sondage de la Taiwanese Public Opinion Foundation, relayé par Focus Taiwan, 64,3 % des personnes interrogées ne croient pas à « une forte probabilité d’attaque militaire » chinoise. Explication : les menaces du PCC n’affectent pas directement le quotidien des habitants.
Car les Taïwanais ont conscience que leur île est un acteur clé de l’économie globalisée. L’entreprise locale TSMC produit 90 % des puces électroniques de dernière génération. « Notre technologie informatique et notre industrie des semi-conducteurs dominent la planète, soutient Cheng De-sheng, étudiant de 23 ans en relations internationales, qui vit dans la capitale. Officiellement, nous avons peu d’alliés (2). Mais nos liens économiques avec les autres pays du monde ne font que croître, ce qui est un sérieux atout. » Un Taïwanais proche des cercles économiques de Taipei renchérit : « Si Taïwan n’occupait pas une place aussi stratégique, la Chine aurait sans doute déjà mis la main sur l’île. » Or, ajoute Eric Hsu, « le PCC n’est pas assez stupide pour déclencher une guerre qui provoquerait son propre sabordage ». Notamment parce que les États-Unis, qui se sont rapprochés de Taïwan du temps de Donald Trump, pourraient s’en mêler.
Pour ménager la Chine communiste, Washington pratique depuis 1979 une « ambiguïté stratégique » en ne reconnaissant pas formellement Taïwan, tout en s’étant par ailleurs engagé à fournir des armes à l’île pour se défendre en cas d’agression, sans que cette doctrine prévoie toutefois d’intervention militaire (Taiwan Relations Act). Une récente sortie de Joe Biden a cependant fait jaser. Devant les caméras de CNN, le 21 octobre, à la question de savoir si les États-Unis interviendraient en cas d’invasion chinoise, le président américain a laissé entendre que oui. Avant que la Maison Blanche ne fasse machine arrière.
Pourtant, comme environ 65 % des Taïwanais, Cheng De-sheng s’attend bel et bien à ce que les États-Unis envoient des troupes pour défendre Taïwan si besoin. Il dit prendre les paroles de Biden pour argent comptant parce que les Américains ont toujours orienté leur politique étrangère en fonction de la défense de leurs propres intérêts et de l’ambition de garder le premier rang en termes de puissance et d’influence, insiste le jeune homme : « Or Taïwan est un maillon, avec le Japon et la Corée notamment, de la chaîne d’alliés qui sont en mesure de contenir l’expansion de la Chine dans la région. » Lai Ting-yin, avocate stagiaire de 30 ans qui vit à Tainan, n’est pas aussi optimiste. « Je ne fais pas confiance aux États-Unis. La réalité, c’est qu’ils ne se soucient pas de la population taïwanaise, ils sont juste obsédés par la Chine. »
Sujet nettement plus consensuel : l’identité nationale taïwanaise, qui n’a fait que se renforcer au fil des ans. Selon un sondage paru en août, cité par le Taipei Times, 89,9 % des participants s’identifient comme taïwanais (4,6 % comme chinois et 1 % comme les deux). M. Chen, pourtant à peine trentenaire, se souvient de son cahier d’écriture d’école primaire, sur lequel était inscrit : « Sois un bon Chinois. » « Quand j’étais enfant, tous les manuels scolaires étaient influencés par le point de vue du KMT, parti favorable à un rapprochement avec la Chine. » Il confie avoir eu du mal à définir, jusqu’à son adolescence, la nationalité à laquelle il se sentait appartenir. « Parler politique à la maison était tabou. Mais, à la fac, certaines rencontres m’ont ouvert les yeux. » Idem pour Eric Hsu, qui s’est longtemps considéré « chinois par héritage culturel. À l’université, j’ai commencé à me sentir taïwanais quand j’ai creusé l’histoire du pays. »
En 2014, le mouvement des Tournesols, qui a vu la jeunesse taïwanaise battre le pavé pour s’opposer à la signature d’un accord de libre-échange entre Taïwan et la Chine, marque le début de la fin de l’influence du KMT. « Les jeunes ont alors vu le PCC comme une menace et un ennemi », se rappelle Lai Ting-yin. En réponse, Tsai
Ing-wen, issue du Parti démocrate progressiste (PDP) et fervente défenseuse de l’identité taïwanaise, est élue présidente en 2016. Aniao Wu, 31 ans, comédienne à Taipei, l’affirme : « Depuis, les gens de ma génération ont renforcé leur identification à Taïwan ainsi que leur conscience politique. » La réélection, l’an passé, de Tsai Ing-wen parachève le refus désormais très majoritaire des Taïwanais d’une perspective de réunification avec le voisin chinois.
« Aujourd’hui, malgré l’histoire commune avec la Chine, je ne me sens pas du tout chinois », confirme Eric Hsu. À l’image des habitants de moins de 40 ans, qui n’ont connu que la démocratie taïwanaise, M. Chen assure que « Taïwan est déjà indépendante. Sauf que le reste du monde ne veut pas vraiment l’entendre ». L’île dispose de sa propre monnaie, de son armée et élit son ou sa président·e au suffrage universel. « Nous sommes indépendants mais pas autorisés à le dire tout haut », s’indigne Cina Chen, la quarantaine, qui vit à Tainan. Comme 87,4 % des Taïwanais, elle souhaite le maintien d’une forme de statu quo, que le PCC essaie de faire vaciller. « Pour tenir bon, espère-t-elle, il faut montrer que Taïwan peut apporter sa pierre à l’édifice du monde libre. »
(1) Zone aérienne tampon qu’ont établie une vingtaine de pays autour de leur territoire, dont Taïwan, aux fins d’identification précoce des avions qui s’en approchent.
(2) Taïwan n’est reconnue que par quinze États.
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