À Chooz, le prix de l’atome

Dans ce petit village au cœur des Ardennes, l’installation dans les années 1980 d’une centrale EDF a bouleversé la population et modifié en profondeur le tissu social. Entre richesse et dépossession.

Maxime Sirvins  • 5 janvier 2022 abonné·es
À Chooz, le prix de l’atome
À Chooz, le budget représente 10 000 euros par habitant, ce qui en fait l’une des communes les plus riches de France.
© Maxime Reynié

Nappé de brouillard, niché entre deux collines, apparaît le petit village de Chooz, 750 habitants. Situé à moins de deux kilomètres de la Belgique, ce bourg des Ardennes est une composante de la pointe de Givet, petit territoire qui s’enfonce dans les Ardennes belges sur 25 km. Une église, une boulangerie, une école animent un village enveloppé par la vapeur blanche de sa… centrale nucléaire. Le complexe est d’ailleurs visible plusieurs kilomètres à la ronde. Son omniprésence dans le paysage local suffit à témoigner du fait que la centrale de Chooz rayonne économiquement sur toute la région, soumise à un chômage de masse. Une réalité ayant largement participé au changement des mentalités. Car il n’existe plus de réelle opposition aux activités atomiques dans le bourg, alors qu’il y a quarante ans le village était l’un des hauts lieux de la lutte antinucléaire. Quand on évoque la centrale, la majorité des habitants disent ne même plus y faire attention. « On ne la voit plus. À force, elle fait partie du paysage. » Même le léger vrombissement de fond n’est plus perçu par les résidents. Difficile pour autant de l’oublier totalement.

La plupart des Calcéens (habitants de Chooz) possèdent une plaquette de comprimés d’iode en cas d’accident. Délivrés par la pharmacie centrale des armées et EDF, ces médicaments protègent la glande thyroïde en cas de contamination radioactive. Toutefois, tous n’en possèdent pas. Mais pour les chanceux qui en ont, les emballages affichent parfois… 2016 comme date de péremption. « Ça ne se périme pas, ces choses-là », répond le maire quand la question lui est posée. D’autres mesures sont prises par EDF pour surveiller et garantir la sécurité de tous. Un poste de vérification de l’air est installé à côté du cimetière du village. D’autres balises contrôlent la qualité des fleuves et rivières ainsi que l’atmosphère ailleurs dans la région. Une fois par an, l’électricien réalise un contrôle plus poussé en prélevant des échantillons sur plusieurs gibiers que lui fournissent les chasseurs du village. Ces précautions rassurent la population locale même si, selon certains, l’opacité continue de régner. Sous couvert d’anonymat, une habitante constate qu’il n’existe aucune information disponible quant à la sûreté environnementale. Et, surtout, qu’il est préférable de ne pas poser de questions. « Quand il y a des problèmes à la centrale, on l’apprend par la presse ou par des employés lorsqu’ils sont au courant. On ne nous dit rien sinon. » Les arrêts des réacteurs pour des motifs de sécurité sont pourtant réguliers. En décembre 2021, par exemple, l’activité de la centrale est stoppée pour contrôler un circuit de refroidissement utilisé en cas d’accident. Une mesure de prudence décrétée par l’opérateur après la détection de défauts dans une autre centrale française. Mais les Calcéens ne cèdent pas à la peur pour autant, tandis que la vie suit paisiblement son cours. « On fait quand même confiance à EDF pour nous protéger », confie une maman accompagnant son petit à l’école municipale.

Années de lutte

Chooz n’a pourtant pas toujours été ce village tranquille, presque sans histoire. « Nous étions en guerre », raconte Claude, 87 ans. De 1979 à 1981, lors des réflexions sur l’implantation de la centrale, dite Chooz B, le village se transforme en bastion de la lutte antinucléaire français. « On ne voulait pas de la centrale chez nous. On ne savait pas vraiment de quoi il s’agissait. Des gens sont arrivés d’ailleurs, de Paris, pour nous expliquer, et on a compris. On s’est battu, c’était très chaud. Et pourtant j’ai fait l’Algérie. » Face à la contestation quasi unanime des habitants, le gouvernement envoie massivement des représentants des forces de l’ordre et des blindés. « Notre tête disait oui, car ça allait créer de l’emploi alors que les usines fermaient, mais notre cœur disait non », raconte Michèle Marquet, qui fut maire pendant vingt-cinq ans.

Le village n’en était pourtant pas à sa première centrale atomique. Dès 1960, un réacteur souterrain et expérimental, Chooz A, est construit par EDF et un opérateur belge. Après vingt-quatre ans de fonctionnement, de 1967 à 1991, cette centrale est à l’arrêt, et en démantèlement depuis 2001. Une habitante raconte que, petite, elle allait se baigner dans la Meuse en aval de Chooz A car l’eau « y était plus chaude ». Ce premier complexe est l’une des raisons de la construction de nouveaux réacteurs dans le patelin. Pour EDF et le gouvernement, le fait que le village soit loin de toutes grandes agglomérations présente aussi quelques avantages. Le choix d’un petit bourg est perçu comme le moyen d’échapper aux militants antinucléaires nationaux. Il est communément admis à l’époque que l’implémentation des sites dédiés à l’atome dans des zones touchées par la précarité tend à rendre plus dociles les populations locales. EDF veut ainsi s’assurer des implantations plus faciles.

« La centrale, on ne la voit plus. À force, elle fait partie du paysage. »

Mais, très vite, des tensions se cristallisent. Elles atteignent leur paroxysme lorsque des agriculteurs sont expropriés. Des barricades s’érigent et des cocktails Molotov sont lancés, alors que la lutte rassemble de plus en plus de personnes venues de l’extérieur. Lors de la dernière journée d’enquête d’utilité publique, un ami de Claude est gravement blessé par la police : « Ils lui ont tiré une grenade dessus, il a eu la rate et des côtes explosées. Ils se sont vengés. » En 1981, en pleine campagne électorale, François Mitterrand écrit une lettre au village. Il y promet que si la population est majoritairement opposée à l’édification de la centrale, le projet sera abandonné. Une promesse trahie le 12 décembre 1981. Cette date marque l’officialisation de la construction des réacteurs par le gouvernement de Pierre Mauroy, fraîchement nommé. « Ils ont gagné », constate Claude, qui n’est pas parti pour autant. « Mes parents sont de Chooz, mes grands-parents aussi. Je ne partirai pas. » L’une de ses filles travaille aujourd’hui à la centrale.

Alors que cette période de lutte a longtemps façonné l’identité du village, il n’en reste désormais plus aucune trace hormis dans les souvenirs. Le village a tourné la page avec l’arrivée d’une nouvelle population vivant à proximité de la centrale. Les personnes qui sont arrivées après sa mise en service, souvent pour y travailler, sont rarement antinucléaires. Sur le territoire de la commune, il n’existe même plus de groupe militant local. Une véritable chape de plomb a été mise en place par EDF. « Si on parle, on ne trouve pas de travail. Il ne faut pas critiquer la centrale, ni même poser des questions », dénonce un employé insistant pour rester anonyme. Le choix se résume à l’approbation ou au silence. Quarante ans plus tôt, les fenêtres, les murs et même les routes étaient badigeonnés de slogans antinucléaires. EDF nucléarise aussi les territoires par l’emploi. Pour certains Calcéens, l’arrivée de nouveaux habitants n’est clairement pas positive. « Ils ne se mélangent pas et ne disent même pas bonjour, même quand ils amènent les petits à l’école. » À Chooz, comme dans tous les petits villages, des tensions entre habitants existent, particulièrement entre anciens et nouveaux, mais ici la centrale les exacerbe.

Manne

Didier Lambert est né ici. À 59 ans, il est le dernier agriculteur du village. Tous les mois, EDF vient analyser le lait de ses vaches. « Tout va bien dans les rapports, il n’y a qu’après Tchernobyl qu’un pic anormal a été constaté. » Son père et ses deux oncles ont perdu une partie de leurs terres lors des expropriations. « Ils n’ont pas eu le choix de toute manière, mes deux oncles ont même dû arrêter leur activité agricole. » Il a rencontré sa femme ici alors qu’elle suivait ses parents venus travailler à la centrale. Aujourd’hui, ils songent à vendre l’exploitation et à prendre leur retraite. Mais ils craignent de ne pas trouver de repreneurs. Car il ne s’agit plus du petit bourg tranquille des années 1980. L’installation de cette centrale a transformé Chooz.

Selon Didier Lambert, en sus du phénomène d’abandon des métiers agricoles, qui frappe l’ensemble des campagnes françaises, la centrale a aussi modifié les mentalités. « Ce n’est pas facile pour nous, on a l’impression d’en déranger certains. Des gens râlent de l’odeur des bêtes, de la terre sur la route… Alors qu’avant personne ne disait rien, c’était normal. » Les employés du site, d’origine citadine, se sont substitués aux anciens habitants ruraux.

Les employés du site, d’origine citadine, se sont substitués aux anciens habitants.

Il pointe aussi l’argent que la centrale rapporte au village et qui a peut-être fait perdre le sens de la réalité à certains. « C’est trop, cet argent. Ce n’est pas bon. » L’arrivée de cette manne – les impôts payés par EDF, qui occupe 20 % de la commune, offre au village une insolente aisance financière. Avec un budget municipal approchant les 9 millions d’euros en 2019, la population a aujourd’hui accès à un nombre d’infrastructures et de services inconcevable pour une région à ce point sinistrée. « Mais cet argent, on le mérite. Ils se sont imposés sur nos terres », rappelle l’ancienne maire qui, vingt-cinq ans durant, a fait de son mieux pour redistribuer cette somme « sans dénaturer le village et en respectant les traditions ».

« L’âme de petit village a disparu, l’argent les a tous achetés », souligne un habitant. L’alignement des chiffres permet de prendre la mesure de l’assise économique de Chooz. Le budget représente environ 10 000 euros par habitant quand il est de 2 000 euros pour la Ville de Paris et de 400 euros pour Novy-Chevrières, village de la même taille situé à moins de 70 km. Chooz se retrouve ainsi parmi les communes où les dépenses de fonctionnement sont les plus élevées de France. En 2019, elle se classait à la 58e place sur près de 35 000 communes. Un employé de la mairie confie « que la population du village et les mœurs ont changé. Des gens arrivent sans dire bonjour pour râler quand Internet ne marche pas alors qu’on doit déjà gérer l’accueil et La Poste. Ce n’était pas comme ça avant ». Le village propose, outre un accès à Internet et à des services postaux, une panoplie d’aides à la personne. Quand on interroge le maire actuel sur le nombre d’agents municipaux nécessaire à la fourniture et au maintien de l’ensemble de ces services, il répond en souriant : « Beaucoup. » Chooz dénombre une quarantaine d’employés municipaux, soit plus d’un fonctionnaire municipal pour 20 habitants. La ville dispose de deux terrains de foot, deux terrains de tennis, un terrain de basket, un gymnase, une salle polyvalente avec dojo et salle de musique, des aires de jeux, des salles de fêtes et de réunions, une salle de « découpe » pour l’association de chasse, un spa, avec hammam et jacuzzi, une médiathèque, un foyer pour personnes âgées, un terrain de bicross et une aire de fitness « connectée ». C’est justement à côté de cette aire de sport que viennent Martin et Yanis, tout juste majeurs, pour passer le temps. Ils parcourent 6 km à vélo depuis la ville de Givet, 7 000 habitants. « Chez nous, on n’a pas tout ça, c’est idyllique ici », racontent-ils en attendant un copain. Avant d’ajouter : « Les jeunes ici, ils ont de la chance. Ils ont même droit à une semaine au ski tous les ans pour presque rien. » Mais ce sont les retraités qui sont les mieux lotis à Chooz. « On prend soin de nos anciens », résume simplement l’ex-maire. Ils bénéficient, chaque année, d’un voyage d’une semaine. « Nous sommes allés en Corse et au Portugal », raconte un vieil habitant. Il y a quarante ans, il fabriquait des cocktails Molotov dans son garage. Aujourd’hui il compare les voyages et considère que celui au Portugal n’était pas le meilleur.

« Si on parle, on ne trouve pas de travail. Il ne faut pas critiquer la centrale. »

Chooz ne figure pas sur la liste des projets nucléaires voulus par le président de la République. La raison d’un futur abandon est à chercher du côté environnemental. Il est impossible de rajouter de nouveaux réacteurs au site existant alors qu’il n’y a déjà plus assez d’eau l’été pour refroidir les deux actuellement en service. En 2020, déjà, la centrale a été totalement mise à l’arrêt en raison d’un débit insuffisant de la Meuse.

Si l’eau manque, c’est aussi le cas de l’espace. « On ne vendra pas le village à EDF dans le futur s’ils veulent agrandir la centrale, peu importent les projets », promet le maire avant d’avouer : « Mais je sais que, de toute manière, le village n’aura pas son mot à dire. » Entre passage en force, clientélisme, millions d’euros et nouvelles populations, les Calcéens ne sont plus maîtres de leur destin. Et ce depuis soixante ans. La centrale, elle, devrait continuer de fonctionner jusqu’en 2060.

Écologie
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