À la Bassée, ce projet « écolo » qui déboise et bétonne

Des citoyens se mobilisent contre un programme de lacs-réservoirs à la Bassée, destiné à éviter les crues de la Seine. Ils dénoncent une catastrophe pour la biodiversité.

Vanina Delmas  • 26 janvier 2022 abonné·es
À la Bassée, ce projet « écolo » qui déboise et bétonne
Une pelleteuse du chantier est tombée dans le biotopeu2026n
© DR

À une centaine de kilomètres de Paris, à la frontière avec la Bourgogne, s’étend une mosaïque d’étangs entrecoupée de parcelles boisées, de routes étroites et de quelques habitations. Au milieu coule la Seine, imperturbable, comme protégée par l’écrin naturel de la Bassée. « Regardez, ils ont commencé à défricher cette berge il y a trois mois. J’étais présente tous les matins pour que leurs machines ne ravagent pas les zones qui ne leur appartiennent pas ! », lance Véronique Stoppato, habitante historique des lieux et présidente de l’association de protection environnementale À l’eau Bassée.

Patrouiller régulièrement entre les étangs qu’elle arpente depuis l’enfance est devenu une routine depuis que ce site a été choisi pour un projet ambitieux et inédit : éviter à la capitale d’être inondée en cas de crue. L’établissement public territorial de bassin (EPTB) Seine Grands Lacs, porteur du projet, promet « un abaissement de la ligne d’eau de 20 à 60 cm » (1), couplé à l’action de ses quatre lacs-réservoirs. La référence à la crue centennale de l’hiver 1910, atteignant 8,62 mètres au pont d’Austerlitz, ne tarde jamais à arriver dans les discussions.

Pour réaliser la prouesse d’arrêter le cours du temps et de l’eau, l’option du barrage a été immédiatement écartée au profit d’un système de casiers, assorti d’une station de pompage pour créer une aire de stockage des eaux. L’idée : faire patienter l’eau de la Seine dans ces espaces endigués pour laisser le temps à la crue de l’Yonne, rivière moins docile, de s’écouler. Sur le long terme, dix casiers sur 2 300 hectares retiendront 53 millions de mètres cubes d’eau. Le budget de 600 millions d’euros est faramineux pour un système qui ne serait utile que tous les six ans. Pour le moment, les travaux préparatoires surveillés par Véronique Stoppato concernent le casier dit pilote, qui devrait émerger en 2024 et concerne 360 hectares encerclés de huit kilomètres de digues entre les communes de Balloy, Châtenay-sur-Seine, Égligny et Gravon. « Mais ce n’est pas un test, on ne joue pas avec le territoire, précise Grégoire Isidore, directeur de l’EPTB Seine Grands Lacs. Nous sommes convaincus de son utilité propre et il nous permettra de tirer des enseignements nécessaires pour la suite du projet si celui-ci est validé. »

Pour les habitants et les écologistes opposés au projet, les doutes sur la pertinence de cet aménagement et sur la vision globale de la gestion des risques s’amoncellent. Quel impact auront les digues sur le paysage, même si elles sont herbacées ? La faune et la flore sauront-elles s’adapter à cette gestion de l’eau ? Si ce système est pensé pour les épisodes de fortes pluies, qu’en est-il de l’étiage lors des périodes de sécheresse ? « Ce projet ne prend pas en compte les réalités du changement climatique. De plus, c’est un dispositif d’inondation artificiel alors qu’il est possible de s’appuyer sur les ressources de cette plaine alluviale pour profiter de ces inondations naturelles et réguler les crues », assure Bernard Bruneau, président de France nature environnement (FNE) Seine-et-Marne.

Un contre-projet de bénévoles de France nature environnement a été écarté.

Ce territoire méconnu de la vallée de la Seine est partie intégrante des cinquante zones humides les plus importantes de l’Hexagone. Il a même été désigné site Natura 2000 grâce à sa faune et à sa flore très riches. Des dizaines d’espèces ont trouvé un habitat naturel de qualité et cohabitent avec les quelques activités humaines (pêche, chasse, agriculture, batellerie…) : les anguilles, la sterne pierregarin, le héron butor, l’agrion éclatant ou encore le muscardin et le triton crêté, deux espèces menacées et protégées.

Ainsi, le conseil scientifique régional du patrimoine naturel s’est autosaisi en 2018 et a émis de sérieux doutes après avoir disséqué la globalité du projet de casiers. En 2020, le Conseil national de la protection de la nature a émis un avis défavorable, alertant sur le fait que « les mesures compensatoires prévues ne permettent pas de garantir l’absence de perte nette de biodiversité ». Il « considère que la solution alternative consistant à restaurer l’inondabilité de la Bassée telle qu’elle était avant les aménagements réalisés au XXe siècle n’a pas été assez étudiée ».

Chirurgie lourde

Un contre-projet a été élaboré par les bénévoles de FNE pour l’enquête publique qui s’est déroulée en juin 2020, mais il a été écarté. L’enjeu était de rétablir les zones naturelles d’expansion des crues en se servant des barrages amovibles déjà existants et avec des digues plus longues et plus basses. Une méthode douce pour accumuler autant d’eau mais la relâcher plus lentement afin de moins agresser les écosystèmes et de jouer un vrai rôle de régulateur entre épisodes de grandes crues et de déficits en eau. « Une alternative fondée sur la nature aurait été accompagnée d’études hydrogéologiques, de contrôles précis afin qu’un champ d’expansion des crues puisse être favorable à la biodiversité. Nous aurions pu garantir la qualité de l’eau, du gîte aquifère, et même relancer une activité de pâturage car des personnes sont intéressées pour retrouver des prairies de fauche, qui donnent de la viande de meilleure qualité », affirme Stanislas Lamarche, bénévole de FNE. Cet ancien chef de service de l’Onema (actuel Office français de la biodiversité) connaît bien le site pour y avoir exercé des missions de police de l’eau.

« Avant, on savait où construire, être attentif aux crues du fleuve deux fois par an et s’adapter. Ma maison est sur une butte et n’a jamais été sous l’eau. Parfois, j’allais à l’école en bateau, et des passerelles nous permettaient de nous déplacer à pied lorsque la plaine était inondée », raconte Véronique Stoppato, qui vit à la ferme de Roselle. Elle n’imagine pas voir sa propriété, dans sa famille depuis quatre générations, entourée de ces aménagements qu’elle qualifie de « chirurgie lourde, inutile, qui déboise et bétonne ».

Pour saisir les motivations des anti-projet, il faut se pencher sur le passé de cette plaine, emblématique des politiques d’aménagement du territoire. Dans les années 1970, une mise à grand gabarit a été effectuée sur ce tronçon de la Seine pour la circulation de péniches plus imposantes. « Le lit du fleuve et les berges ont été creusés, des méandres ont été supprimés pour faire une ligne droite, rendant une partie de cette zone non inondable », explique Bernard Bruneau.

Serait-ce une stratégie pour faire disparaître les déblais du Grand Paris ?

Un projet semblable porté par Voies navigables de France est en cours sur cette même portion de territoire pour renforcer le transport fluvial, entre Bray-sur-Seine et Nogent-sur-Seine. « Nous estimons que c’est insensé et contradictoire : le casier servira à ralentir la crue mais, en amont, l’élargissement du fleuve risque d’accélérer le débit de l’eau et donc les crues », poursuit le président de FNE 77.

L’EPTB défend la thèse que ses ambitions pour la Bassée s’inscrivent dans cette histoire tout en protégeant les écosystèmes grâce aux 50 hectares de « valorisations écologiques », qui s’ajoutent à la séquence réglementaire « éviter-réduire-compenser ». « L’histoire anthropique de la Bassée, avec l’exploitation des carrières de granulat, la canalisation de la Seine, l’agriculture, l’a défigurée et a impacté la biodiversité. C’est l’occasion de lui redonner un potentiel écologique large pour restaurer les zones humides, recréer de la biodiversité, en repensant une trame verte, en réfléchissant à l’écotourisme, par exemple », détaille Grégoire Isidore.

Un enchaînement suspect ?

Une dernière question taraude les opposants : le projet de la Bassée ferait-il partie de la stratégie du Grand Paris pour faire disparaître les déblais de ses multiples chantiers ? Lors de l’enquête publique, la réponse du maître d’ouvrage à propos de la composition des terres pour ériger les digues n’a fait qu’entretenir le flou : « Les matériaux extraits du chantier du Grand Paris Express en font partie, mais ce n’est pas la seule source. Il sera privilégié par ce biais une démarche d’économie circulaire diminuant la pression sur les ressources naturelles [carrières]. »

Les liens entre l’EPTB Seine Grands Lacs et la métropole du Grand Paris (MGP) ne font que se resserrer depuis quatre ans. En 2018, la MGP a récupéré la compétence de la gestion des milieux aquatiques et de la prévention des inondations et signé dans la foulée une convention avec Seine Grands Lacs pour financer les études et les premières acquisitions foncières du projet de la Bassée. En 2020, elle intègre la gouvernance du syndicat mixte et annonce financer 30 % du projet (2). En septembre 2021, Patrick Ollier, président de la MGP, est élu président de l’EPTB. Un enchaînement de situations qui correspond à l’accélération inattendue du projet. « C’est un projet alibi, s’insurge Stanislas Lamarche. Si, demain, une énorme crue a lieu, le premier réflexe des riverains inondés sera de se retourner contre l’État. Celui-ci pourra alors rétorquer qu’il n’est pas en tort puisque des études ont été menées et financées, et qu’un projet est en cours pour écrêter les crues. »

Depuis la déclaration d’utilité publique du projet en décembre 2020, l’EPTB a lancé le processus d’acquisition des parcelles nécessaires pour construire les digues, « soit à l’amiable, soit par voie d’expropriation ». Il en aurait déjà 60 % dans son escarcelle mais poursuit les négociations avec les propriétaires les plus réfractaires. De son côté, l’association À l’eau Bassée a déposé deux recours en justice contre la déclaration d’utilité publique et l’autorisation environnementale qui porte dérogation à la protection des espèces protégées. Mais le rapport de force et les temporalités ne jouent pas en sa faveur, et la fronde peine à se transformer en lutte écolo d’ampleur. « En cas de pluies fortes et de remontées de l’eau dans les nappes, le sol risque d’être moins praticable pour les engins de chantier. Récemment, une pelleteuse est tombée dans le biotope ! Peut-être que la nature se rebellera pour nous aider à ralentir les travaux », glisse avec malice Véronique Stoppato, lors d’une balade sur son bout de forêt qui longe le chemin de halage, où les traces des roues des camions côtoient encore les empreintes des marcassins qui vivent -toujours ici.

(1) Mais pour le casier pilote seul, de 3 à 15 cm.

(2) Budget estimé à 115 millions d’euros, dont 30 % sont financés par la métropole du Grand Paris, 50 % par l’État et 20 % par l’EPTB.

Écologie
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