À la Clef, le cinéma ne meurt jamais
Le cinéma la Clef, « dernier cinéma indépendant et associatif de Paris », est occupé par un collectif citoyen depuis deux ans. Il multiplie les projets artistiques mais risque l’expulsion dans quelques jours au profit du Groupe SOS, le groupe d’économie sociale et solidaire le plus important d’Europe, spécialisé dans le rachat d’associations solidaires.
La foule est dense devant le cinéma indépendant la Clef, dans le cinquième arrondissement de Paris. À l’affiche, des films qui n’attirent pourtant pas les masses en temps normal. Cet après-midi du 27 janvier, pour des courts-métrages documentaires, la salle est pleine. Mais l’occasion est exceptionnelle: ce lieu indépendant, « le dernier cinéma associatif de Paris », occupé par un collectif depuis deux ans, risque l’expulsion dans moins d’une semaine. La date butoir est fixée au 31 janvier. Toute la semaine, depuis lundi, la Clef projette des films de 6 heures à 23 heures, dans le respect de sa ligne historique: du cinéma indépendant, « fragile et audacieux », et surtout « qu’on ne peut voir nulle part ailleurs », selon Claire-Emmanuelle, qui occupe le cinéma depuis deux ans.
L’heure est évidemment à la mobilisation. Via les réseaux sociaux, bien sûr, mais aussi grâce à des personnalités. De nombreux cinéastes, « engagés mais pas que », souligne Claire-Emmanuelle, passent afficher leur soutien. « On a reçu David Dufresne, ou encore Rebecca Zlotowski l’autre jour, dont on aime beaucoup le cinéma, mais qu’on diffuse rarement, puisqu’il et elle sont distribués ailleurs. Ce soir il y a Vincent Lindon. » Selon les militants qui occupent la Clef, leur salle est un lieu essentiel, générateur de lien social, à sauver absolument. Et une bonne partie du cinéma français et international indépendant est bien d’accord avec eux.
Sauver la Clef, certes, mais comment ?
Jusqu’à l’avis d’expulsion, l’objectif était de tenir jusqu’en juin. En effet, le bâtiment est détenu par le comité social et économique (CSE) de la Caisse d’épargne, qui l’a mis en vente en 2015 pour 1,5 million d’euros. Après des négociations avec l’exploitant qui se soldent par un échec, le cinéma ferme en 2018. Il est rouvert en 2019, au début de l’occupation, diffuse des films sur les murs de la rue pour les habitants du quartier pendant les confinements. Puis le collectif monte un fonds de dotation, pour racheter le bâtiment. Mais le CSE de la Caisse d’épargne refuse. Il préfère vendre au Groupe SOS, spécialisé dans le rachat d’associations, « surtout quand elles possèdent des biens fonciers », ironise Titouan, qui occupe le cinéma. Ce groupe tentaculaire, dont le président, Jean-Marc Borello, est par ailleurs président de la commission d’investiture de La République en marche, veut récupérer la Clef pour en faire un cinéma indépendant, certes, mais avec un objectif de rentabilité tout de même, qui déplaît au collectif. « On voulait tenir jusqu’en juin, quand doivent avoir lieu les élections au CSE de la Caisse d’épargne », explique Titouan. « La CGT Caisse d’épargne nous soutient. Si elle devient majoritaire au comité d’entreprise, elle est ouverte aux négociations pour un potentiel rachat par notre fonds de dotation. »
Sauf que, il y a quelques jours, l’avis d’expulsion est tombé. Et comme le collectif est déjà expulsable depuis juin 2021, la situation s’est tendue. Face à l’urgence, les projections sont multipliées, une tribune de fortune édifiée dans la salle est occupée tous les soirs par divers orateurs pour remotiver les troupes et sauver ce lieu exceptionnel. Pour Claire- Emmanuelle, cette mobilisation est hautement symbolique: « Nous, en tant que collectif de bénévoles, avec le prix libre, on a les moyens de refuser un rachat par le Groupe SOS. Ce n’est pas forcément le cas de tous les cinémas indépendants en difficulté face à la pandémie. » Et le projet de la Clef dépasse une simple ligne de diffusion très indépendante et confidentielle: « Avec l’occupation, on a développé plein de projets », s’enthousiasme Titouan. « On produit six films, qui en sont maintenant au montage, on accueille des festivals, on se forme… On a un projectionniste de profession, qui enseigne aux autres membres intéressés. Ce sont des compétences qui peuvent servir pour commencer à travailler dans le cinéma. » Le cinéma dispose même d’un laboratoire de photographie argentique, accessible à prix libre, sur rendez-vous. « En fait, ici on accueille des gens qui créeront une partie du cinéma de demain », résume Claire-Emmanuelle. Et si la Clef fonctionne grâce au prix libre, elle veut tout de même s’intégrer dans le réseau des cinémas indépendants: « On a eu des rendez-vous au CNC [Centre national du cinéma]. Si on peut racheter le bâtiment, ils sont prêts à nous faire entrer dans le système des entrées CNC, comme un cinéma classique », avance Claire-Emmanuelle.
L’occupation est d’ailleurs soutenue par l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion (Acid), et par de nombreuses autres organisations et personnalités du monde du cinéma. Il ne reste plus qu’à empêcher l’expulsion, et tenir « coûte que coûte » pour faire perdurer tous ces projets.
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