Conditions de vie des doctorants : « Une anormalité propre au monde de la recherche »

Auteure d’une enquête sur les conditions de vie des doctorants, Adèle B. Combes dénonce un système de harcèlement.

Pauline Gensel  • 12 janvier 2022 abonné·es
Conditions de vie des doctorants : « Une anormalité propre au monde de la recherche »
© ALAIN JOCARD / AFP

Docteure en neurobiologie, Adèle B. Combes est l’initiatrice du projet « Vies de thèse : doctorat et qualité de vie ». Une enquête en ligne à laquelle ont répondu près de 2 000 personnes ayant effectué un doctorat. À travers ces récits de vie, elle dénonce les abus que subissent les doctorants dans un livre au titre évocateur : Comment l’université broie les jeunes chercheurs. Précarité, harcèlement, loi du silence (éditions Autrement).

Dans votre livre, vous expliquez que l’idée de cette enquête sur les doctorants vous est venue lorsqu’une collègue s’est retrouvée au bord des larmes quand vous avez évoqué le sujet de sa thèse. Vous, personnellement, vous n’avez pas vécu des situations comparables à celles que vous décrivez ?

Adèle B. Combes : Il y avait du très positif comme du très négatif dans ce que j’ai pu vivre, comme dans ce que j’observais autour de moi. Mais, quand on est plongé dans une situation, on se retrouve soumis à une sorte d’emprise psychologique de laquelle il est très difficile de s’extirper. Comme 100 % des répondants, je vivais un syndrome de l’imposteur. Ce qui va très loin : pour mériter notre place, on va accepter des choses que l’on n’accepterait pas en temps normal. On se plie à des horaires indécents, on accepte d’embellir certains résultats, de se retrouver dans des situations contraires au droit du travail.

C’est seulement lorsque je suis sortie de mon doctorat que j’ai pris conscience de cette anormalité propre au monde de la recherche. Il m’a fallu six mois, une fois ma thèse achevée, pour réaliser que c’était bel et bien fini, que j’étais émancipée physiquement. L’émancipation psychologique a pris plus de temps encore. Et lorsque j’ai vu cette collègue bouleversée à la simple mention de sa thèse, je me suis dit : « Tiens, elle aussi. » Les discriminations, les agressions, l’interdiction de prendre des congés ou de récupérer mes jours de repos… J’étais persuadée que ce que j’avais vécu était exceptionnel. J’ai commencé à comprendre que ce n’était pas le cas.

S’agit-il d’un problème systémique ?

Parmi les 1 877 personnes ayant répondu à mon enquête en ligne, 20 % disent souffrir ou avoir souffert de harcèlement moral durant leur thèse. Cela reste minoritaire, mais c’est quand même énorme. C’est un problème systémique parce que généralisé.

Cependant, même si je me focalise sur les dysfonctionnements et les personnes qui ont souffert, j’ai pu illustrer aussi la face lumineuse de l’encadrement de la recherche à travers le récit de Laurine [premier des trois longs témoignages présents dans le livre – NDLR]. Son premier directeur de thèse est aussi abjectement pervers que le second est formidablement humain. Dans un livre qui dénonce des abus, le fait qu’un personnage positif prenne autant de place permet aussi à tous les directeurs et directrices bienveillants de se reconnaître, de se dire qu’ils font du bon travail en apportant leur soutien moral aux doctorants. Et peut-être cela peut-il aussi leur faire prendre conscience qu’ils peuvent aller encore plus loin, en apportant un soutien officiel et politique aux personnes en détresse.

Quelle est l’ambition de ce livre ?

J’avais plusieurs objectifs. D’abord, dénoncer une omerta, qui touche certes une minorité de personnes mais qui existe partout, et particulièrement dans certaines équipes de recherche. Je souhaite ensuite permettre à toutes celles et à tous ceux qui ont vécu une telle expérience d’obtenir une reconnaissance de leur condition, de se sentir légitimes. Je reçois des messages de personnes qui m’expliquent que cela fait dix ans qu’elles vivent avec ce secret : l’ouvrage leur permet de se libérer d’un poids qu’elles portaient depuis longtemps. À partir du moment où l’on obtient une -reconnaissance littéraire ou médiatique, on se sent davantage à sa place, on prend conscience de l’anormalité de ce que l’on a vécu, et que la souffrance que l’on a pu ressentir était fondée.

Je veux enfin fournir un outil aux étudiants qui envisagent de faire un doctorat. L’idée n’est pas de les dégoûter du monde de la recherche. Un projet de thèse peut être une formidable aventure. Mais, en plongeant le lecteur dans ces vies, à travers des récits immersifs, j’espère pouvoir leur donner des armes juridiques, institutionnelles et psychologiques. Pour que, si jamais une telle situation se présente à eux, ils soient en capacité de l’identifier et de ne pas accepter l’inacceptable.

Adèle B. Combes Docteure en neurobiologie.

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