Dans les camps du Kurdistan irakien, « se construisent les terroristes de demain »
Aux portes du Kurdistan irakien, le camp de Hassan Cham accueille des milliers de personnes suspectées d’avoir prêté allégeance à Daech. Rejetées par toutes les communautés, sans solution ni perspective, elles errent entre désespoir et colère. Une véritable bombe à retardement.
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I l n’y a rien à faire ici, c’est une prison. Nous mourons de chaud l’été, de froid l’hiver, et d’ennui toute l’année. Mais si nous partons d’ici, alors nous risquons d’être tués. Je n’ai plus aucun espoir que la situation s’arrange pour moi. » Alwan, 26 ans, est assis en tailleur à l’ombre de sa tente. À ses côtés, une dizaine de jeunes hommes : tous ont entre 20 et 30 ans, sont suspectés d’avoir jadis intégré les rangs de l’organisation État islamique (EI, aussi appelée par son acronyme arabe, Daech) et n’en finissent plus de ressasser un impossible quotidien dans le camp de déplacés irakien de Hassan Cham. Depuis plusieurs années déjà, ils sont bloqués dans ce labyrinthe de tentes qui a poussé en 2016 entre Erbil, la capitale de la région autonome du Kurdistan irakien (KRI), et l’ancienne capitale irakienne de l’organisation État islamique, Mossoul. Abdallah, un jeune Mossouliote de 22 ans, enrage : « Si je sors du camp, où que j’aille, je serai emprisonné ou tué. »
Car l’endroit a pour particularité de se situer dans les territoires disputés entre la région autonome du Kurdistan et l’État fédéral, quelques centaines de mètres après le dernier check-point kurde. Et quelques kilomètres avant celui, -irakien cette fois, qui mène à Mossoul. Une ligne de démarcation sans juridiction claire. Une zone blanche où sont retenus prisonniers quelque 6 000 résidents, dont 1 700 enfants.
Règne de l’arbitraire
Si tous les camps de déplacés qui ont essaimé dans le nord de l’Irak ces dernières années ont abrité de nombreux profils suspects, la majorité des personnes qui croupissent ici auraient eu des liens, de près ou de loin, avec l’organisation État islamique. C’est du moins ce qu’assure Mivan Akey, membre de la fondation Barzani (1) et responsable du camp : « Il y a plusieurs centaines de veuves de jihadistes avec leurs enfants. Et des gens qui ont eu des connexions, parfois minimes, avec Daech. Parmi les cas les plus compliqués à gérer, nous avons la présence de trois cents hommes seuls, pour la plupart de jeunes adultes et pour qui les liens avec l’organisation ont été clairement établis. »
Sans surprise, Abdallah, Alwan, Latif et leurs compagnons nient formellement toute collusion passée avec l’EI : « C’est vrai que de nombreux jeunes de ma génération sans espoir ont rejoint Daech, mais pas moi. En 2016 [lors de la reprise de la ville par la coalition – NDLR]_, j’ai fui et c’est à ce moment que j’ai été arrêté, puis condamné à deux ans de prison par un tribunal kurde pour avoir fait partie de l’État islamique. »_
Si je sors du camp, où que j’aille, je serai emprisonné ou tué.
Depuis sa « libération », il vit ici, dans cette zone semi-désertique balayée par les vents, à seulement quelques dizaines de kilomètres de sa famille. « Pour les autorités irakiennes, ma libération par les Kurdes n’a aucune valeur. Si je tente de rejoindre mes proches à Mossoul, je serai arrêté et condamné à nouveau. Ou pire », explique-t-il. Comme lui, de nombreux jeunes hommes, qui ont fini leur peine au KRI et qui ont été expulsés du territoire autonome, risquent entre quinze et vingt ans de prison s’ils rentrent en Irak. Un refus formel de -coopération qui s’inscrit directement dans l’histoire tourmentée des relations entre la région autonome et l’État fédéral.
Plus surprenant, il est fréquent que les autorités locales de Ninive (la région de Mossoul) ne reconnaissent pas les décisions judiciaires prononcées dans d’autres régions d’Irak. C’est le cas d’Alwan, originaire de la province de Diyala, au nord-est de la capitale. Il a été jugé et condamné à Bagdad, avant d’être transféré ici à sa libération. « Je sais ce qui m’attend si je rejoins Mossoul. D’autres en ont fait les frais. » Ces jeunes sont marqués au fer rouge par leurs condamnations passées, qui les assignent à un statut d’éternel suspect. Un phénomène d’autant plus préoccupant que l’arbitraire règne en maître en Irak, la reprise des territoires jadis sous le contrôle de l’organisation État islamique ayant été ponctuée par des procès iniques et expéditifs.
Paramètre aggravant pour ces garçons, l’omniprésence des milices chiites Hachd El-Chaabi dans la région de Mossoul : inféodées à Téhéran, ces forces paramilitaires déployées sur la zone depuis 2017 sont accusées par les populations locales à majorité sunnite de semer la terreur. « Après être sorti du camp, un ami a été ligoté et frappé par des miliciens qui l’accusaient d’avoir détruit un village », avance Latif, 29 ans. Le petit groupe rapporte également que plusieurs femmes du camp auraient été agressées sexuellement par les hommes de Hachd El-Chaabi. Une information difficilement vérifiable, mais qui est cependant jugée « crédible » par différents acteurs du camp.
Droit tribal
Si l’ensemble des institutions internationales actives en Irak s’accordent sur l’importance de la réintégration des personnes précédemment affiliées à Daech, les obstacles sont nombreux, particulièrement pour celles originaires de zones rurales. Car, en plus de la justice kurde et de la justice irakienne, le droit tribal s’invite dans ce précaire équilibre judiciaire. Ainsi, certaines personnes – notamment des familles et des proches de jihadistes – sont rejetées par leur communauté d’origine et n’ont d’autre choix que de rester dans le camp. À Hassan Cham, cela concernerait un « nombre significatif » de personnes, selon son directeur.
C’est ce qui arrive à Fatima, 40 ans passés et originaire de la région de Salaheddine. Ses fils, comme beaucoup de jeunes hommes nés dans cette province sunnite déshéritée, ont rejoint l’EI en 2014. « L’un d’entre eux est mort et mon mari est porté disparu. Je ne sais pas où il est ni s’il est encore en vie, explique-t-elle. Je ne peux pas rentrer chez moi pour plusieurs raisons. D’abord, parce que je n’ai plus de papiers, ils ont été perdus pendant mes déplacements. Mais également pour des raisons tribales. Il m’est impossible de revenir dans mon village en tant que femme seule. »
Pour Loulouwa Al-Rachid, conseillère politique auCentre Henry-Dunant pour le dialogue humanitaire, basé à Genève, l’éviction de ces personnes par leur communauté d’origine constitue un obstacle majeur à l’apaisement des tensions en Irak : « Il y a une hostilité générale de l’opinion publique irakienne, qui ne veut pas entendre parler de leur retour. Il ne faut pas s’en étonner, c’est la même réaction que dans un certain nombre de pays européens, dont la France, qui va jusqu’à refuser le rapatriement de femmes et d’enfants. Mais beaucoup, parmi ceux qui vivent dans ces camps, sont victimes de suspicions infondées. C’est malheureusement une réalité. »
Personne ne veut leur retour. Mais beaucoup sont des victimes.
S’ajoutent à cela des enjeux pécuniaires devenus sources de blocage. Ainsi, l’État irakien a mis en place un fonds d’indemnisation pour les gouvernorats occupés précédemment par l’EI. Mais Bagdad semble disposé à faire traîner au maximum l’octroi des compensations financières destinées aux familles touchées. Conséquence, certaines tribus refusent d’accueillir leurs revenants tant que ces sommes ne sont pas versées. « Il faut également être conscient que beaucoup de déplacés ont été spoliés de leurs biens, et que personne dans leur communauté d’origine n’a envie qu’ils reviennent réclamer ce qui leur appartient », poursuit Loulouwa Al-Rachid.
Sans-papiers
Les responsables du camp insistent : outre des individus suspectés à tort ou à raison, vivent ici des personnes qui n’ont strictement rien à voir avec l’organisation terroriste. Pêle-mêle, ils citent plusieurs familles qui ont fui les jihadistes – parfois récemment –, des dizaines d’autres dont la maison n’a pas été reconstruite et de très nombreuses encore qui ont perdu leurs papiers d’identité au cours de leur exil.
Firas Al-Khateeb, porte-parole du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) en Irak, décrypte : « Nous tâchons d’aider celles et ceux qui n’ont plus de document d’identité, en collaboration avec le ministère de l’Intérieur, mais les procédures sont extrêmement longues. Et beaucoup de déplacés ne peuvent simplement pas rentrer, car leurs villages ne sont toujours pas déminés. » C’est le cas de plus de deux cents familles, originaires du hameau situé en face du camp, qui désespèrent dans des tentes avec vue sur leur ancienne maison.
Le porte-parole de l’UNHCR l’assure : l’organisme onusien fait de son mieux pour accompagner le retour dans les villes et les villages de ceux qui le peuvent. « C’est la solution la plus viable. Mais nous ne sommes pas une entreprise de construction. Ces besoins nécessitent une grosse prise en charge au niveau de l’État irakien et une aide internationale. »
École de fortune
À l’intérieur du camp, l’éducation des plus jeunes est une préoccupation majeure pour les travailleurs humanitaires. Car, en l’absence de documents d’identité, les enfants ne sont pas en mesure d’être scolarisés dans des établissements en dehors du camp. Un cas qui affecte un nombre important d’entre eux, particulièrement ceux nés dans des régions alors sous contrôle de l’organisation État islamique : sans papiers, sans état civil, ces enfants n’ont, tout simplement, pas d’existence juridique en Irak.
Alors, l’UNHCR, en collaboration avec d’autres ONG, a installé une école de fortune. Mais les difficultés sont extrêmement nombreuses : une partie des instituteurs qui donnaient des leçons ici ont été renvoyés par le ministère de l’Éducation irakien vers leurs lieux d’affection d’origine, dès leur réouverture. « Nous faisons avec les moyens du bord et nous organisons un roulement avec trois classes de primaire et une de secondaire. Mais que voulez-vous faire avec trois instituteurs pour plus d’un millier d’enfants ? », soupire Mivan Akey.
Le pourrissement de la situation porte en germe de futures catastrophes.
Un problème d’autant plus préoccupant que ces jeunes ont, pour la plupart, manqué des années de scolarité. Et si les ONG tentent de les aider psychologiquement et d’aborder avec eux des questions clés telles que la non-violence, les dés semblent pipés. Car l’horreur de la guerre les a scarifiés, tant physiquement que psychologiquement. « Nous avons ici le cas de femmes qui ont été violées successivement par plusieurs militaires de l’armée irakienne lors de la reconquête des territoires de Daech, et qui sont tombées enceintes. Aujourd’hui, ces enfants ont 4 ou 5 ans, n’ont jamais connu d’autre maison qu’une tente et n’ont rien à eux. Quel avenir leur propose-t-on ? », se désole Mivan Akey.
Un avenir empreint de colère
Depuis plus d’un an, l’État irakien s’est engagé dans un processus de fermeture des camps, souvent sans avoir de solution à proposer à leurs habitants. Une politique qui inquiète Amnesty International, en raison des « nombreux obstacles qui empêchent un retour sûr, digne et durable ». Sa porte-parole, Lynn Maalouf, insiste sur la nécessité d’établir « des poursuites équitables, efficaces et transparentes pour les crimes commis par toutes les parties au conflit » afin de « donner aux autorités une base solide pour surmonter les ravages causés par l’EI ».
Hassan Cham, lui, reste ouvert : même s’il est situé dans les territoires disputés, ce sont les Kurdes qui gardent la main sur le camp. Et ceux-ci n’entendent pas lâcher ce bout de terre, aussi lugubre soit-il, d’autant qu’il est vecteur d’aides internationales. Pour les habitants, c’est une garantie de statu quo, pas plus : en l’absence d’une coordination judiciaire et sécuritaire entre l’État central, le gouvernement kurde et les autorités locales, aucune solution viable ne pourra être trouvée pour ces milliers de personnes.
En l’absence d’avancées significatives sur ce terrain, tous et toutes sont condamnés à une interminable attente ici, dans les limbes du désert. « De toute façon, après quatre années passées dans un camp, personne ne me fera confiance, même professionnellement. Pour beaucoup d’Irakiens, il n’y a plus que les membres de Daech qui vivent ici », assène Latif.
« Tous sont considérés comme faisant partie de l’héritage douloureux de l’État islamique. Ces camps, comme ceux en Syrie, sont des zones de relégation, un scandale humanitaire gigantesque où des personnes sont maintenues de force depuis des années dans des conditions épouvantables, dénuées de tout droit, sans que personne ait pu réellement démontrer qu’elles avaient des choses à se reprocher », tranche Loulouwa Al-Rachid.
Le pourrissement de la situation porte en germe de futures catastrophes. Rejetés par l’ensemble des acteurs politiques et sécuritaires irakiens ainsi que par leurs tribus, les « indésirables » de Hassan Cham et d’ailleurs n’ont d’autre activité que de creuser leurs rancœurs, tandis que les milliers d’enfants se construisent un avenir empreint de colère. Les conditions objectives d’une nouvelle explosion sont ainsi bel et bien réunies, d’autant qu’à quelques dizaines de kilomètres de là, dans ces mêmes territoires disputés, l’organisation État islamique multiplie les offensives (2). Un des jeunes, souhaitant garder l’anonymat, l’affirme sans honte : sa vie était bien meilleure durant le règne de l’EI.
C’est avec ce constat en tête que les travailleurs humanitaires continuent leur mission. « Nous connaissons les risques. Ils sont les mêmes que dans d’autres camps, avec de jeunes adultes qui ne rêvent que de vengeance et des enfants qui deviendront, si on ne l’empêche pas, les terroristes de demain. Alors nous multiplions nos efforts pour apporter de l’humanité à ce lieu, mais c’est tout ce que nous pouvons faire », conclut Mivan Akey.
(1) La Fondation Barzani est une ONG kurde créée en 2005.
(2) Lire « En Irak, le retour de Daech », Le Monde diplomatique, décembre 2021.