Greenwashing : ne jamais baisser la garde
La Commission européenne s’apprête à acter l’intégration du gaz et du nucléaire dans la taxonomie durable européenne, signant l’arrêt de mort de ce projet lancé il y a quatre ans.
dans l’hebdo N° 1690 Acheter ce numéro
Des groupes de défense de l’environnement au Club de Rome en passant par la puissante coalition d’investisseurs IIGCC, qui pèse 50 000 milliards de dollars d’actifs et réunit plus de 370 institutions, les critiques ne cessent de pleuvoir. Tous accusent la Commission européenne d’avoir dévoyé un outil qui devait être la pièce maîtresse de la stratégie finance durable de l’Union européenne (UE) pour en faire un nouveau standard du greenwashing.
La Chine et la Russie, deuxième producteur de gaz au monde, ont exclu le gaz de leur taxonomie. La Corée du Sud en a écarté le nucléaire, et la norme ISO a décidé de bannir les deux. Mais l’UE, soi-disant leader de la finance durable et de la lutte contre le dérèglement climatique, décide de les inclure. Ce qui, au passage, ruine la crédibilité de l’outil et risque de saper ses chances d’atteindre ses propres objectifs en matière climatique, trompant ainsi les investisseurs sur la direction à donner d’urgence à leurs capitaux.
D’après l’Agence internationale de l’énergie (AIE), la neutralité carbone à l’horizon 2050 suivant une « trajectoire 1,5 °C » implique de multiplier par six la production d’électricité à partir du solaire et de l’éolien d’ici à 2030, et de décarboner totalement la production d’électricité européenne d’ici à 2035.
La Commission ne piétine pas seulement le travail et les recommandations des membres de la plateforme finance durable de l’UE et, précédemment, du groupe technique d’experts sur le financement durable (TEG). Elle va aussi à l’encontre des standards qui existent déjà au niveau européen en matière de finance durable (il est à relever que le nucléaire et le gaz sont également exclus du label français Greenfin) et rend de facto la taxonomie inutile à la construction des produits financiers destinés au financement de la transition. Sans surprise, de nombreux professionnels et groupes de la finance durable – dont l’organisation européenne Eurosif – se sont opposés à la proposition d’inclusion du gaz et du nucléaire. L’Association européenne des consommateurs (BEUC) a résumé la situation en dénonçant un « greenwashing institutionnel inacceptable ». Le résultat doit nous alerter sur notre capacité à garantir l’adoption des mesures politiques à la hauteur de l’urgence climatique. Il ne s’agissait pas d’un texte révolutionnaire ou de rupture. Certes, les activités listées devraient bénéficier de meilleures conditions de financement, mais rien n’empêchera les acteurs financiers de soutenir les activités qui n’y seront pas inscrites. Et pourtant, ici déjà, la science a laissé place à la politique.
L’UE sape ses chances d’atteindre ses propres objectifs en matière climatique.
À l’instar des autres régulations, ce texte n’a pas échappé au lobbying émanant des industriels. Et ceux du gaz et du nucléaire n’ont pas ménagé leurs efforts depuis la première recommandation de l’exclusion du gaz et du nucléaire par le TEG de la Commission en mars 2020. D’après une étude de Reclaim Finance, en 2021, 182 entreprises et groupes d’intérêts gaziers mobilisaient annuellement 776 personnes pour un coût entre 65 et 78 millions d’euros. Ainsi, les lobbyistes du gaz ont obtenu plus d’une réunion tous les deux jours avec les fonctionnaires européens de janvier 2020 à mai 2021. Mieux réguler, voire interdire, ces rendez-vous ne suffirait pas à régler le problème des conflits d’intérêts mais en serait certainement une condition.
Les intérêts du gaz et du nucléaire ont surtout trouvé un puissant allié auprès de la France. Au nom du nucléaire (mais peut-être pas réticente à soutenir l’intégration du gaz pour satisfaire les intérêts de certains grands groupes français comme TotalEnergies), la France a fait cause commune avec d’autres pays comme la Hongrie, la Pologne et la République tchèque pour demander que le gaz et le nucléaire soient qualifiés de durables. D’autres pays européens, peut-être moins coupables, portent néanmoins une part de responsabilité dans la situation actuelle. L’Allemagne, par exemple, s’est opposée publiquement à l’inclusion du nucléaire mais n’a pas fait preuve de la même détermination pour le gaz, ouvrant ainsi la voie à la proposition française.
Si la Commission persiste et signe, et si l’inclusion du gaz et du nucléaire est actée – une hypothèse très probable tant le dossier est devenu explosif politiquement –, les acteurs financiers ne devront pas tomber dans le greenwashing et doivent s’engager à exclure le nucléaire et le gaz de tout produit dit vert ou durable. Au-delà, nous devons apprendre de la manière dont a été dévoyée la taxonomie et en tirer une leçon : il ne faut jamais baisser la garde.
Par Lucie Pinson Fondatrice et directrice de Reclaim Finance, association affiliée aux Amis de la Terre France.
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