La détresse des doctorants
Dans un livre retentissant, de jeunes thésards se livrent sur les agressions physiques et symboliques qu’ils subissent à l’université.
dans l’hebdo N° 1688 Acheter ce numéro
S i tu ne souffres pas, c’est que ce n’est pas une bonne thèse. » Cette phrase, prononcée par un directeur de thèse lorsqu’elle préparait son doctorat en neurobiologie, résonne encore dans l’esprit d’Adèle B. Combes. Elle résume à elle seule l’ensemble des dysfonctionnements du système universitaire vis-à-vis des doctorants.
Si ces années de recherche peuvent constituer une formidable expérience, source d’enrichissement intellectuel dans un environnement bienveillant valorisant le travail d’équipe, elles peuvent également être synonymes de souffrance psychologique, de précarité, de violences et d’injustices sociales. D’après une enquête internationale menée par la revue Nature en 2019, 36 % des doctorants ont cherché à se faire aider pour des problèmes d’anxiété ou de dépression. 21 % ont subi du harcèlement moral durant leurs années de doctorat, majoritairement de la part de leur directeur de thèse. 21 % ont été victimes de discriminations ou de harcèlement sexuel, racial ou lié à leur orientation sexuelle. Des chiffres qui corroborent ceux d’Adèle B. Combes, qui a lancé une enquête en ligne sur le sujet en 2019 et publie le fruit de ses recherches dans un livre, Comment l’université broie les jeunes chercheurs. Précarité, harcèlement, loi du silence, aux éditions Autrement.
Violences sexistes
Témoignages
Femme, 28 ans
J’ai dû me déclarer autoentrepreneuse pour travailler dans le cadre d’un projet scientifique copiloté par l’université. Comme j’étais sous-payée et toujours avec plusieurs mois de retard, j’ai dû cumuler deux ou trois emplois. J’ai été hospitalisée en 2017 à la suite d’un burn-out : j’étais épuisée par mes conditions de travail et de vie durant ma thèse. J’ai quand même réussi à boucler mon doctorat en quatre ans. Je ne sais toujours pas comment. Je souffre aujourd’hui de dépression et de fatigue chronique. Ces années de thèse constituent pour moi un véritable traumatisme.
Femme****, 30 ans
Dans le cadre de ma thèse, je travaillais étroitement avec un maître de conférences qui dirigeait un projet de recherche régional. Nous nous entendions très bien, jusqu’à ce qu’il vienne à une soirée chez moi et m’embrasse. Je lui ai demandé de rentrer chez lui et il n’a pas insisté. En revanche, à partir du lendemain, le harcèlement moral a commencé. Il a menacé à plusieurs reprises de me retirer mon financement de thèse alors que j’avançais correctement, soutenue par mes directeurs. Cela a duré plus d’un an. Après ma soutenance, j’ai découvert qu’il m’avait plagiée : il avait repris mes mots, mes données, mes graphiques, traités à partir d’un logiciel qu’il ne maîtrisait pas. Le président de l’université a étouffé l’affaire et m’a fait comprendre que, si je parlais, j’avais beaucoup à perdre.
Femme****, 29 ans
Je ne compte plus les remarques sexistes à mon encontre. Un collègue me fait remarquer un jour que j’ai perdu du poids. Je lui réponds qu’avec le stress de la thèse et tout ce qui va avec, je suis fatiguée. Il me lâche : « Dommage, tu as des seins moins gros, je te paye une pizza si tu veux pour les rembourrer. » Alors que je donnais une présentation sur du bois dans le cadre de ma thèse, une personne dans le public lance : « Ah oui, tu as une tête à aimer les grosses poutres. » Sur un chantier de fouilles, à l’été 2017, notre responsable d’opération arrive nu pour se baigner et essaye de nous couler « pour rire ». Je sors immédiatement de l’eau, choquée. Il me dit : « T’es chiante, tu as un balai dans le cul ? »
Homme, 35 ans
Mon directeur de thèse dirigeait un chantier de fouilles à l’étranger et voulait que son équipe soit une « grande famille ». En effet nous partagions un certain nombre de tranches de vie, de relations personnelles, notamment entre doctorant·es. Nous nous sommes finalement rendu compte que le directeur nous exploitait, tirant de nos recherches des résultats mobilisables au sein de ses propres publications ou colloques, et nous déléguant une partie de son travail administratif. Il avait utilisé le même stratagème avec ses « familles » précédentes et n’avait pas hésité à reporter la faute sur les personnes exploitées après qu’elles ont quitté le navire. Par la suite, il recommence un nouveau cycle en offrant les mêmes sujets de « recherche » à de jeunes étudiant·es impressionné·es et manipulables.
« Je me mets face à toi, comme ça, quand tu te pencheras pour fouiller, je materai tes seins. » « Tu travailles sur ça ? Tu es sûre d’être suffisamment intelligente ? C’est plutôt un sujet de thèse pour un homme. » Dans une enquête portant sur la recherche en sciences humaines et sociales, plus de 150 doctorants reviennent sur leurs années de thèse. Pour Inès*, l’une des deux chercheuses à l’origine de ce travail, ces faits sont connus depuis des années sans que rien soit entrepris pour y remédier. « Il arrive très souvent qu’avant de partir sur un chantier une collègue nous dise de faire attention à tel ou tel chercheur, de manœuvrer afin de ne pas se retrouver seule avec lui. Tout cela est connu. Mais ces personnes-là encadrent toujours de jeunes chercheurs. »
Violences psychologiques
Un doctorant sur deux a vécu au moins une situation de violence psychologique au cours de son doctorat, d’après les données d’Adèle B. Combes. Plus de 20 % des répondants sont victimes de harcèlement moral. Les personnes d’origine sociale précaire sont particulièrement touchées : 24 % déclarent avoir été harcelées pendant leur thèse contre 13 % des personnes d’origine sociale aisée.
33 % des femmes et 10 % des hommes ont connu une situation à connotation sexuelle ou sexiste.
Défini par le code du travail, le harcèlement moral se manifeste par des agissements répétés qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits de la personne et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.
Accompagnement inexistant ou, au contraire, contrôle permanent, injures, chantage, dénigrement, minimisation des réussites professionnelles, appropriation de leurs travaux… Autant de violences psychologiques auxquelles sont soumis les jeunes chercheurs. « J’ai vu mon directeur deux fois, nous avons échangé dix fois par téléphone, raconte une doctorante en quatrième année de thèse. Il m’insulte, me crie dessus : “T’es nulle.”“Tu ne comprends rien, tu n’es qu’une merde.” Je n’avance pas suffisamment vite selon lui et il n’a pas assez de matière qu’il pourra utiliser dans ses colloques en toute impunité. »
Aux violences psychologiques s’ajoute un rythme de travail effréné, sans droit à la déconnexion. 14 % des doctorants se sont vu interdire ou critiquer leur prise de congés, 38 % ont dû travailler durant leur période de repos sans obtenir un jour de récupération.
Autant de violences qui influent sur la santé physique et mentale des doctorants. Ainsi, 81 % des répondants indiquent être concernés par une dégradation de leur santé physique au cours de leur thèse – fatigue chronique, douleurs physiques, éruptions cutanées, variations de poids, etc. 89 % déclarent que leur santé mentale s’est dégradée, avec des troubles comme le syndrome de l’imposteur, des dépressions, des burn-out, des phobies liées au travail, une augmentation de la prise de substances toxiques (alcool, drogues), voire des pensées suicidaires pour 14 % des répondants.
Précarité financière
Derrière ces dysfonctionnements se cache une précarité financière et professionnelle qui, en plus de surcharger les doctorants, les force à faire le dos rond. En sciences humaines particulièrement, les financements destinés aux thèses manquent : 22 % des répondants à l’enquête d’Adèle B. Combes ont ainsi déclaré avoir dû entièrement financer leur doctorat, par le biais d’un emploi parallèle, de fonds personnels ou d’une allocation-chômage, contre 1 % de ceux en sciences « dures ». « Dans les sciences humaines et sociales, la majeure partie des problèmes auxquels nous sommes confrontés découlent de l’absence de financements, déchiffre une doctorante en cinquième année de thèse. Comme l’État nous donne beaucoup moins de moyens, les hiérarchisations sociales sont accentuées, les violences de tous types se multiplient, la compétition est renforcée. »
Sans financement, les doctorants disposent de faibles marges de manœuvre. « Lorsque l’on fait face à des personnes toxiques, à des comportements abusifs, il est alors très difficile de se défendre, précise Adèle B. Combes. Parce que l’on a besoin de garder un certain réseau, une certaine entente politique, dans l’espoir de pouvoir peut-être donner quelques heures de cours, d’obtenir un contrat qui permettra de payer ses factures et de continuer ses travaux. »
Les doctorants assurent bien souvent des heures d’enseignement, payées au Smic avec plusieurs mois de retard. Dans les formulaires de demande de cours, certaines universités vont jusqu’à cocher automatiquement la case « bénévolat », et certains cours sont donc assurés à titre gratuit. Bien qu’ils travaillent pour l’université, les doctorants doivent s’acquitter des frais de scolarité. « Je paie 500 euros pour avoir le droit de travailler », résume une doctorante. Il est très rare que les cours aient lieu dans la même université que celle dans laquelle le doctorant effectue ses recherches. « Je donne des cours à plus de 300 kilomètres, témoigne une chercheuse en cinquième année de thèse. Les frais de déplacement ne sont pas pris en charge et je dois payer deux loyers dans deux villes différentes. » Soumis à un statut hybride entre étudiant et chercheur, les doctorants ne disposent d’aucun syndicat pour faire entendre leurs droits et revendications.
Loi du silence
S’il existe des garde-fous pour prévenir ces problèmes, leur efficacité est souvent limitée. Le comité de suivi de thèse, auprès duquel les doctorants sont censés pouvoir exprimer leurs difficultés et leurs souffrances, est généralement constitué de membres choisis par… le directeur de thèse. Difficile de se plaindre de son directeur face à ses amis ou collègues. Ainsi, parmi les répondants concernés par une situation conflictuelle ou une souffrance, seuls 17 % en ont parlé au comité. Deux tiers d’entre eux n’ont vu aucune action concrète mise en place après leur déclaration.
Ces problèmes sont anciens : en 1998, Isabelle Lagny, docteure en sciences et en médecine, alertait sur la souffrance des doctorants dans son livre Jeune Chercheur. Souffrance identitaire et désarroi social (L’Harmattan). Les abus ont pourtant continué. « Il y a un thème et un moment, estime Adèle B. Combes. Le mouvement MeToo aurait dû sortir il y a plus de dix ans, mais ce n’était pas le moment, le monde n’était pas prêt, il n’y avait pas les réseaux sociaux non plus. En 1998, le monde universitaire n’était lui non plus pas capable d’appréhender la souffrance des doctorants. Aujourd’hui, c’est le moment. »
- Les témoignages sont anonymisés dans le livre.