Le rap conscient toujours à flow

Dans un univers artistique très prolifique, une scène engagée et politisée conserve sa vitalité et un public solide face aux sorties plus commerciales.

Victor Le Boisselier  • 19 janvier 2022 abonné·es
Le rap conscient toujours à flow
© Maud Dupuy/Hans Lucas/AFP

Il y a eu les têtes d’affiche comme Jul, SCH ou Ninho. Il y a eu les underground franciliens comme Hugo TSR ou Souffrance du groupe L’uZine. Il y a eu les « anciens », IAM, Rohff, Ol Kainry, et les petits nouveaux, prometteurs, comme La Fève. En 2021, le bilan des sorties rap a été aussi divers que prolifique. Le genre musical le plus écouté de France s’est aussi démarqué par sa surabondance. Plus de 1 200 albums, plus de 15 000 morceaux et près de 5 000 rappeurs impliqués, selon le média RapMinerz.

« Que retiendrons-nous de 2021 ? Sans doute pas grand-chose », écrit cependant Brice Bossavie (1), journaliste à -l’Abcdr du son. Auprès de Politis, ildéveloppe : « Beaucoup dartistes ont une vision à court terme de ce qu’ils sortent, produisent des morceaux à la chaîne, la tête dans le guidon. » Une -observation -générale concernant surtout « les plus gros vendeurs, car des morceaux de qualité ont aussi été produits ».

Waly Dia

« Le rap a été un bug dans la matrice. Une anomalie, considérée comme éphémère, qui s’est consolidée malgré une absence de reconnaissance qui perdure encore aujourd’hui. Mais son pouvoir contestataire n’a pas survécu à l’industrie musicale, qui l’a transformé en nouvelle pop. Certains artistes conservent évidemment ce rôle de contre-pouvoir. Mais ils sont confrontés à une réalité du marché qui les pousse à sortir des hits mielleux ou faussement subversifs, n’incitant en rien leur public à s’élever. La tendance peut cependant s’inverser. Les jeunes s’enfonçant dans la précarité vont chercher des défenseurs à leur cause, et si le rap ne le fait pas, tant pis pour lui. »

Dans cette abondance de projets, quelle est la place de ceux au contenu davantage politique ou social ? « Sans forcément les avoir tous écoutés, ils ont été noyés dans ce flot de sorties, estime Brice Bossavie. Mais ces artistes ont un public beaucoup plus solide. » Un discours qui fait écho à celui du rappeur Rocé. Malgré vingt-cinq ans de carrière et une reconnaissance du milieu pour son écriture, l’artiste engagé estime être « un petit poisson dans ce monde-là. Mais ce sont ceux qui survivent le mieux à la crise ». Et le même d’analyser : « Je préfère travailler le vinyle, mettre à contribution les petites mains et rester très proche de mon public. » Alors que son dernier album rap datait de 2013, il est revenu en juin dernier avec l’EP (une version abrégée d’un album) Poings serrés : « Je ne suis pas dans le rendement. Mes projets sortent quand je sens que jai des choses à dire. » Au fil de ces six nouveaux titres, il réitère ses attaques contre le capitalisme, les « bouffons bégayants » du cirque médiatique et son « spectacle permanent », l’invisibilité et la réécriture de l’histoire coloniale. Le tout sur des instrumentales très modernes : « Il n’existe pas un cahier des charges de ce qui doit se faire dans le rap engagé. Je ne me suis pas arrêté au rap des années 2000. Ce qui compte pour moi, c’est qu’on identifie ma spécialité. Et que, plutôt d’y aller en largeur, y aller en profondeur. »

Aujourd’hui, la frontière entre raps « mainstream » et « engagé » est plus floue. Violences policières ou racisme sont régulièrement dénoncés par les rappeurs à succès, et certains codes musicaux mainstream sont repris par des artistes plus politisés. Album le plus vendu de l’année, avec 338 000 opus écoulés, Civilisation, d’Orelsan, avait été annoncé avec un titre très politique (bien que tiède) :« L’odeur de l’essence ». Des références du rap dit « conscient » évoluent avec leur époque, elles aussi. « Médine en est un bon exemple, estime Brice Bossavie. Il a gardé le fond de son propos, mais son engagement s’est modernisé. Cest aussi normal pour lui ou Youssoupha [autre référence du rap “conscient” – NDLR] de parler de paternité, par exemple, tout en gardant un côté politique. » Dans le dernier album de l’artiste havrais (Grand Médine, 2020), certains textes comme « Enfant du destin – Sara », sur l’oppression des Ouïgours, côtoient des titres tels que « Barbapapa », avec la participation de son fils Massoud.

On retrouve cette évolution dans la scène émergente. Si Ben plg, par exemple, ne se sent « pas légitime » pour parler de politique, « ou alors dans une discussion de comptoir », la fibre sociale est prégnante chez le rappeur nordiste. Dans Dans nos yeux (2020) ou Parcours accidenté (2021), celui qui émerge à l’approche de la trentaine rappe le quotidien d’un jeune de classe populaire : « Cette année on part pas en vacances, parce qu’il faut changer la machine », « Steaks surgelés dans le fond du Eastpack / Prêt à courir si je sonne au portique / Faut bien se nourrir, la dalle en guise d’arme. » Il évoque « les pâtes au beurre éco+ », Pôle emploi, la CAF, les Blablacar où il ment quand on lui demande son métier : « Ma musique est sociale, parce que cest ce que je suis. Cest pas travaillé, cest comme ça, cest juste sassumer. » Dans une industrie où l’image est très travaillée, cette authenticité est constitutive de son identité. Pour illustrer ses albums, il prend la pose dans un bus de ville ou à une table de rade avec les habitués.Et si les projets se sont multipliés cette année, le sien a trouvé preneurs : « Entre le premier et le second album, les chiffres de ventes ont été multipliés par trois. »

Finalement, «il n’y a pas de dictature d’une école ou d’une autre. C’est le public qui décide. Il ne faut pas oublier que le rap est devenu un business. Nous devons en vivre », résumait le rappeur belge Isha dans un article publié sur Francetvinfo.fr en 2020. Ce même Isha qui rappe la colonisation du Congo par la Belgique dans « Les Magiciens ». Et le public, lui, semble avoir choisi. À la question « Que préférez-vous dans le rap (2) ? », les trois réponses les plus données par les quelque 1 700 auditeurs interrogés sont : « les instrus » (70,2 %), « le flow », soit la manière de débiter son texte (54,1 %), et les effets de style (41,4 %). Les prises de position sont, elles, citées à 21,1 %. Et « les thèmes des textes » sont évoqués par moins d’un auditeur sur trois.

(1) « Rap français : trop d’albums, peu d’idées », www.abcdrduson.com

(2) « L’impact du rap en France », enquête publiée en octobre 2021 et réalisée par TSUGI et Super ! en partenariat avec la Sacem.

Musique
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