Libre et scandaleuse Marguerite Duras
Dans Les Imprudents, Isabelle Lafon part sur les traces d’une Marguerite Duras méconnue, à la rencontre de mineurs, d’une strip-teaseuse, d’orphelins.
dans l’hebdo N° 1688 Acheter ce numéro
La liberté, pour Isabelle Lafon, est une quête toujours recommencée. C’est une recherche qui se déploie presque simultanément sur deux terrains : la littérature et la scène, très poreux entre eux, interdépendants. La recherche est semée de doutes. Peut-être même ces doutes sont-ils l’essentiel du chemin. Les Imprudents, créé en juin dernier à Montpellier au Printemps des Comédiens et repris aujourd’hui à La Colline, est un sentier majeur dans cette audacieuse et inquiète aventure que mène depuis une vingtaine d’années la comédienne et metteuse en scène à la tête de sa compagnie, Les Merveilleuses.
Après les écritures insoumises, rebelles, d’Anna Akhmatova, de Monique Wittig et de Virginia Woolf, arpentées dans le beau triptyque Les Insoumises, c’est à une autrice plus célèbre encore qu’Isabelle Lafon s’intéresse, Marguerite Duras, en compagnie de Johanna Korthals Altes et Pierre-Félix Gravière, deux de ses fidèles compagnons de routes périlleuses.
On les suit tous les trois avec bonheur dans leurs passionnants tâtonnements, qui donnent à la pièce une allure d’inachevé, de chantier en cours, selon les souhaits d’Isabelle Lafon et de ses complices. Lesquels, lit-on dans un texte de présentation de la pièce, se sont « dit qu’ils seraient toujours comme en plein jour, à vue, et que le spectacle devrait s’approcher d’une très belle répétition. Qu’il fallait accepter qu’il ne soit jamais fini ».
Pour aborder la grande Duras, Isabelle, Johanna et Pierre-Félix se font tout petits. Ils n’hésitent pas à détailler les difficultés rencontrées face à celle qui, selon Isabelle Lafon, est un scandale. Un scandale politique, du fait de ses relations avec la gauche, mais surtout littéraire. « Je crois que la littérature est scandaleuse. Parce qu’elle est rare, et qu’elle rend les gens fous. Est-ce qu’elle n’est pas scandaleuse ? D’oser tout le temps, de se casser la gueule, d’oser encore ? »
Avec ces quelques phrases, -Isabelle Lafon sort d’emblée Marguerite Duras de son passé. Elle se dirige vers ce qui vit toujours de l’autrice qu’elle révère, par un itinéraire inattendu. Elle y arrive, brillamment, en ne passant que très peu par l’œuvre. Les seuls extraits d’un texte de Duras – son livre-testament Écrire, où elle partage ses pensées sur l’étrange chose qu’est l’écriture – arrivent en effet en fin de pièce.
Le reste est en grande partie composé de paroles oubliées : celles de personnes qui ont rencontré Marguerite Duras dans les années 1960, alors que tout les séparait a priori du milieu -littéraire. Des mineurs, une strip-teaseuse ou encore des orphelins, avec lesquels l’écrivaine déjà connue – depuis Les Impudents (1943), elle a alors publié une dizaine de livres – partage des poèmes. Ou à qui elle pose des questions, aussi nombreuses que celles qu’Isabelle Lafon formule au sujet de son propre travail, de sa manière de faire vivre au présent une femme d’hier.
La Duras méconnue – « plus libre et généreuse » qu’à n’importe quelle autre période de sa vie, selon Isabelle Lafon – que nous font découvrir les trois comédiens est là où on ne l’attend pas. Elle agit dans plusieurs lieux à la fois : chez des inconnus, mais aussi dans son appartement de la rue Saint-Benoît, qui donne son nom à un groupe politique au sein duquel elle fréquente des intellectuels et des écrivains tels que Dionys Mascolo, dont elle tombe amoureuse, Claude Roy ou encore Georges Bataille et Edgar Morin. Telle est la liberté de cette Duras-là, à laquelle Les Imprudents offre une riche expression théâtrale en donnant l’impression d’une pensée en mouvement, qui naît et se déploie devant nous.
Des improvisations, qui relient entre elles les archives réactivées par les artistes tels des chercheurs qui finissent par s’identifier à leur sujet, font avec bonheur un pont entre le quotidien, le concret et l’intellect. Les promenades d’Isabelle Lafon avec son chien, Margo, ou les visites de Johanna chez le boucher ont dans leurs récits la même valeur que leurs fines réflexions littéraires et théâtrales. C’est là leur captivant scandale.
Les Imprudents, théâtre de La Colline, Paris, 01 44 62 52 52, www.colline.fr. Jusqu’au 23 janvier.