Macron, l’Europe et Poutine
La désunion européenne entretient en son sein aussi bien des alliés illibéraux de Poutine que des pays qui ne jurent que par l’Otan. Voilà le paradoxe de l’Europe : elle n’a pas voix au chapitre, mais son inexistence politique a des effets désastreux sur l’équilibre du monde.
dans l’hebdo N° 1689 Acheter ce numéro
Sommes-nous au bord d’une extension de la guerre en Ukraine ? Ce sera l’une des questions majeures, la plus dramatique avec le traitement des immigrés, auxquelles sera confronté Emmanuel Macron pour la présidence française de l’Union européenne jusqu’en juin prochain. Non pour espérer résoudre la crise actuelle, mais tout juste pour tenter d’exister entre des protagonistes qui ne lui accorderont pas un regard. Sur le fond, gardons-nous des prophéties de malheur. Le monde a l’expérience de ces situations extrêmes qui se dénouent d’un coup, quand on comprend de part et d’autre que l’on a plus à perdre qu’à gagner. Mais le risque néanmoins est réel. Russes et Américains se sont employés à pousser l’autre dos au mur. C’est la caractéristique d’un conflit qui paraît sans issue, sauf à infliger une humiliation à celui qui renoncera. En massant cent mille hommes à la frontière ukrainienne, Vladimir Poutine, engagé depuis sept ans dans une politique de harcèlement qui a déjà fait 13 000 morts, a rendu difficile un retour dans les casernes. Pour un homme qui a fait de la force le principal ressort de son pouvoir, et qui l’exerce toujours monstrueusement en Syrie, ce serait une défaite majeure. De l’autre côté, les États-Unis et l’Otan – leur avatar – ont repoussé avec une telle vigueur les revendications de Moscou qu’on ne les imagine pas faisant volte-face. Ce serait, après l’Afghanistan, un désastre, et une nouvelle perte de crédibilité dont la Chine ne manquerait pas de tirer profit aux dépens de Taïwan. Nous en sommes donc là.
Rappelons les termes d’une négociation dont l’unique résultat positif est pour l’instant de n’avoir pas été rompue. Moscou exige de ses interlocuteurs occidentaux qu’ils prennent l’engagement formel que l’Ukraine n’adhérera pas à l’Otan, pas plus qu’à l’Union européenne.
Exprimée ainsi, l’exigence est difficilement recevable. À commencer par l’Ukraine, qui se soumettrait ainsi à un droit de regard sur son propre destin accordé à un voisin qui a déjà mis la main en 2014 sur la presqu’île stratégique de Crimée. À l’époque, les Occidentaux avaient décidé de sanctions financières qui n’ont eu pour effet ni de ramener la Crimée à l’Ukraine, ni de décourager un engagement de plus en plus voyant de la Russie dans la région russophone du Donbass. Ce souvenir agit pour Vladimir Poutine comme une invitation à la surenchère. D’autant qu’il y a pour lui un enjeu caché : la hantise d’une contagion démocratique aux marches de l’ex-empire. Cette obsession qui l’a conduit à envoyer ses chars pour réprimer le soulèvement au Kazakhstan. Faute de vouloir ou de pouvoir reculer, Washington s’est au moins employé à élargir la négociation à des thèmes plus généraux de désarmement. Les mauvaises langues diront qu’on a surtout tenté de « noyer le poisson ». Mais Poutine ne bouge pas. Au contraire, il a donné ces derniers jours des signes de raidissement. Des forces supplémentaires ont été déployées de l’autre côté de la frontière. Et des officines, sans aucun doute liées à ses services, se sont livrées à une cyberattaque massive contre les sites gouvernementaux ukrainiens. Une entreprise visant clairement à déstabiliser Kiev. Si bien que la probabilité d’une offensive « militaro-technique », pour reprendre l’euphémisme d’un ministre russe, est sérieusement envisagée. Les limiers du Pentagone ont même imaginé un scénario (plausible) qui commencerait par une provocation contre des intérêts russes sur le sol ukrainien servant de prétexte à une intervention. Difficile de voir clair dans ce concours de désinformations.
Que se passerait-il alors ? Des sanctions financières aggravées, sans nul doute, seraient infligées à Moscou. Mais elles seraient moins faciles à mettre en œuvre qu’il y paraît. Et c’est ici que l’Union européenne implose, et se condamne à la figuration. Plusieurs pays européens, à commencer par l’Allemagne, suspendue à l’entrée en fonction du gazoduc russe Nord Stream 2, auraient à redouter un effet boomerang. Le marché européen du gaz, que se disputent Moscou et Washington, est en effet l’une des clés du conflit. Faute d’être un acteur décisif, l’Europe est un enjeu. Que valent dans ce contexte les coups de menton ? Ainsi Jean-Yves Le Drian qui affirme avoir la volonté « de faire entendre l’Union européenne ». En attendant, l’UE, récusée par la Russie, et mollement défendue par les États-Unis, n’est même pas admise aux négociations. Pathétique mais logique. Poutine ne veut d’interlocuteurs que ceux qui disposent d’un réel pouvoir. C’est, en creux, une assez bonne définition de l’Union européenne. Emmanuel Macron pourra mesurer le contraste entre un discours bravache sur l’Europe politique et la réalité. L’Europe paye cher ses défauts de fabrication. Nous avons voulu un grand marché, une Europe-espace. Mais rien de plus. La désunion européenne entretient en son sein aussi bien des alliés illibéraux de Poutine que des pays qui ne jurent que par l’Alliance atlantique. Voilà le paradoxe de l’Europe : elle n’a pas voix au chapitre, mais son inexistence politique a des effets désastreux sur l’équilibre du monde. Elle renforce Poutine dans ses convoitises ; et elle justifie l’existence de l’Otan, qui aurait dû disparaître avec la chute de l’URSS. Mais il est vrai que pour Macron l’essentiel est ailleurs. Sa présidence européenne lui conférera un statut privilégié dans la campagne électorale. Il ne manquera pas d’exercer un ministère de la parole. Sans trop de risques puisque le bilan sera pour plus tard.
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