Pollutions chimiques : la ligne rouge est franchie
Selon une étude, l’invasion de la biosphère par des molécules de synthèse menace désormais la stabilité du système Terre.
dans l’hebdo N° 1690 Acheter ce numéro
Pesticides, solvants, monomères, métaux lourds, molécules radioactives, composants persistants, antibiotiques, et surtout plastiques : les quantités de matières chimiques produites chaque année ainsi que leur vitesse de dissémination sur la planète sont telles que « l’humanité agit actuellement en dehors des limites planétaires sûres », conclut la très ample évaluation d’un groupe de quatorze chercheuses et chercheurs sous l’égide du Stockholm Resilience Centre (Suède) (1). Une première, qui devrait faire date.
Cet institut scientifique s’est fait connaître en 2009 en définissant une « frontière planétaire » pour neuf processus majeurs. Une frontière que les activités humaines ne devraient pas dépasser au risque de bouleverser la stabilité du système Terre. À ce jour, trois de ces processus restent contenus dans des limites « sûres » : l’utilisation de l’eau douce, la dégradation de la couche d’ozone et l’acidification des océans. Pour cinq autres, la ligne a été franchie : le dérèglement climatique, la conversion des terres (pour des usages agricoles, le bétonnage, etc.) ; de manière encore plus préoccupante, les atteintes à la biodiversité ainsi que le cycle de l’azote et du phosphore (épandage d’engrais, processus industriels) ; et enfin, désormais, la pollution chimique, qui restait non quantifiée, comme c’est toujours le cas pour l’injection d’aérosols dans l’atmosphère, le neuvième processus.
Depuis son essor, l’industrie mondiale a mis quelque 350 000 « espèces » chimiques sur le marché. Avec une explosion récente : les volumes ont été multipliés par 50 depuis les années 1950 et pourraient encore tripler d’ici à 2050, pour atteindre 33 milliards de tonnes par an. Les matières plastiques en tête, dont les tonnages mis en circulation ont augmenté de 80 % entre 2000 et 2015. On retrouve des molécules de synthèse partout, jusqu’au sommet des montagnes, au fond des océans, en Arctique et en Antarctique, etc. Les plus stables d’entre elles, qui peuvent mettre des siècles à se dégrader, se stockent dans des organismes vivants à des milliers de kilomètres de toute pollution industrielle.
Depuis son essor, l’industrie mondiale a mis 350 000 espèces chimiques sur le marché.
Comment déterminer le fait que la prolifération chimique dépasse la frontière de la zone « sûre » ? S’il existe des références historiques pour l’état du climat, de la couche d’ozone ou de la biodiversité, ce n’est pas le cas pour la pollution par ces molécules récemment inventées par la technologie. Les scientifiques ont donc procédé par le croisement de -plusieurs indicateurs constitutifs d’un faisceau de soupçons.
Ainsi, la masse totale des plastiques est plus de deux fois supérieure à celle de l’ensemble des mammifères vivants, et ces composants sont dispersés dans la nature à près de 80 %. Par ailleurs, seule une infime fraction de ces composés a fait l’objet d’une évaluation de sûreté environnementale et sanitaire. Ce qui constitue a priori un obstacle à la démonstration. Cependant, de nombreux effets délétères ont déjà été mis en évidence, et la cadence d’homologation de nouvelles molécules, qui dépasse de beaucoup les capacités mondiales d’analyse et de surveillance, accroît implacablement la probabilité de risques potentiels. Et s’ils sont mis un jour en évidence, ce n’est souvent qu’avec beaucoup de retard.
L’Union européenne, en pointe sur le sujet avec son règlement Reach, n’avait enregistré que 23 000 substances chimiques à risque potentiel fin 2020. Et 80 % d’entre elles n’étaient toujours pas évaluées dix ans après le lancement de cette réglementation spécifique. En outre, il existe une vaste zone grise de l’évaluation : on ne sait presque rien de l’impact combiné de plusieurs substances chimiques interagissant dans la nature ou au sein d’un organisme vivant (effet cocktail). Par ailleurs, les conditions de production de la chimie de synthèse, de l’extraction des matières premières (des hydrocarbures notamment) au rejet des déchets, sont une source de dégradations bien cernée – pollutions, contribution à l’effet de serre, destruction d’écosystèmes.
« Cette étude scientifique représente une vraie percée qualitative et quantitative », souligne André Cicolella, chercheur en toxicologie et président du Réseau environnement santé, qui interpelle depuis près de quinze ans les pouvoirs publics pour limiter en particulier l’exposition de la population aux perturbateurs endocriniens. « Elle décrit une réalité peu visible et insuffisamment prise en compte par les politiques. Pourtant, l’un des indicateurs majeurs de cette pollution chimique généralisée est sous nos yeux, c’est la crise planétaire des maladies chroniques ainsi que la menace grandissante sur la fertilité des êtres vivants, humains au premier chef. »
(1) « Outside the Safe Operating Space of the Planetary Boundary for Novel Entities », Environmental Science & Technology, 18 janvier 2022.
En vert, les processus contenus dans des limites « sûres ». En rouge, ceux dépassant les « frontières planétaires ».