« Une école ouverte mais au rabais »

Dans une maternelle de Montreuil, les protocoles s’enchaînent. Tout comme les cas de covid. Parents et enseignants s’inquiètent des impacts sur les enfants.

Malika Butzbach  • 26 janvier 2022 abonné·es
« Une école ouverte mais au rabais »
Lors du rassemblement devant la mairie de Montreuil, le 20 janvier. Faute de personnel, les élèves sont privés de repas chauds.
© Malika Butzbach

La grille sombre est ouverte, comme le souhaite le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer. Sur les vitres de cette école maternelle de Montreuil (93), les affiches aux couleurs vives tranchent avec le gris des murs et du béton. Celle sur fond orange évoque la grève nationale du 13 janvier. Celle à dominante jaune réclame des masques FFP2 pour les agents. Dans un coin, des trottinettes s’entassent à côté d’un grand tableau. « Nombre d’absences non remplacées sur notre école : enseignant·es : 1 ; animatrice·eurs : 6 ; agent·es : 5. Classe 7 : fermée. » Un décompte mis à jour quotidiennement par la directrice, Emma*, également institutrice en petite section.

Jules-Ferry, c’est 9 classes, 10 instituteur·trices et 223 élèves. Ce vendredi 21 janvier, la réouverture de la classe 7 au début de la semaine suivante est envisagée. Mais pour combien de temps ? « L’enseignante a un enfant malade. Le non-remplacement des agents a toujours été un problème dans notre établissement. Mais là, avec le covid, on le ressent beaucoup plus fort », explique la directrice en traversant le hall d’un pas rapide. Avant, faute de remplacement, les élèves étaient dispersés dans les autres classes. Une solution impossible à mettre en place avec le nouveau protocole de l’Éducation nationale, publié le 2 janvier, quelques heures avant la rentrée. D’autant que, « en termes de continuité pédagogique, ces mesures ne sont pas la solution », regrette la cheffe d’établissement. Ce protocole, le… cinquantième depuis le début de la pandémie, n’est affiché nulle part. Mais il est partout : tant sur les gros pots de gel hydroalcoolique à l’entrée que sur le tableau d’appel qui précise les absences.

En grande section, il y a « 4 cas positifs sur 22 élèves », énumère Pascale*, en ramenant les enfants de la récréation. « Avant de rentrer en classe, on se lave les mains ! » insiste-t-elle à l’adresse de ses élèves, en réajustant son masque. La salle, au fond du bâtiment tout à gauche, ressemble à n’importe quelle autre classe : des affiches avec les jours de la semaine sur les murs, des planètes accrochées au plafond. L’un des élèves vient réclamer un coloriage. « Il est revenu aujourd’hui après avoir attrapé le covid, précise l’enseignante. Ce matin, il était très gêné par certaines questions de ses camarades. Il a fallu dédramatiser en demandant qui connaissait un proche ayant déjà eu le virus. Beaucoup ont levé la main. Ce mot, ils l’entendent tous les jours, ça cristallise quelque chose pour eux. »

« Ces mesures freinent le développement des élèves. »

Les enfants sont au cœur des inquiétudes des enseignants et des agents de l’établissement. « Ce protocole, ce sont des décisions d’adultes qui ont pris beaucoup trop d’importance dans leur vie à eux, estime Cécile. Je ne suis pas médecin, j’ignore si ces mesures limitent la propagation du virus. Mais, en tant que maîtresse, je sais qu’elles freinent leur développement. » Sans compter qu’elles sont difficilement applicables, remarque Charlotte, AESH (1) dans la classe. « Les deux garçons dont je m’occupe ont du mal à comprendre pourquoi ils doivent se laver les mains tout le temps ou pourquoi je ne peux pas leur faire de câlin », regrette la jeune femme.

Retrouver la légèreté

Cela n’empêche pas ces deux adultes d’essayer de « retrouver la légèreté de l’école maternelle ». Elles ont apporté un gâteau au chocolat pour fêter le dernier jour de stage de Namoussa, élève en seconde professionnelle accompagnement, soins et services à la personne. En cercle, les enfants mangent leur part en chahutant, tandis que Pascale* ouvre la fenêtre. Et tant pis pour le protocole. Il y a tant besoin de ces moments de joie simple pour tenir. Namoussa est acclamée par tous. « Je suis triste pour eux, ils risquent de ne jamais connaître l’école sans covid, sans lavage de mains et sans masque », se désole la lycéenne, qui se souvient de sa quatrième marquée par le confinement. Une frustration que partagent les parents qui s’agglutinent dans le couloir pour venir chercher leurs enfants. « La mienne adore l’école et a très mal vécu les moments où elle n’a pas pu y aller, raconte Hélène_, mère d’Alice_. C’est triste de voir qu’elle vit une maternelle incomplète, très différente de celle que j’avais imaginée pour elle. » Une autre maman ajoute : « Nos enfants traversent l’école sans la vivre. »

Le covid a privé ces enfants de la normalité et de la stabilité, socle que doit justement apporter la maternelle. « C’est sa première année scolaire, explique Simon, le papa de Saul. Et tous les matins il pleure avant de venir ici. » La veille, le jeudi 20 janvier, le trentenaire s’est rendu avec son fils à la réunion organisée par Emma*, la directrice, à l’occasion du mouvement de grève. Parents, enseignants et enfants sont allés manifester devant la mairie. Pour l’occasion, Saul brandissait un drapeau sur lequel était écrit « Blanquer patate pourrie ». « Que l’école reste ouverte est une bonne chose. Mais à quel prix ? s’inquiète le père. Mardi matin, lorsque je suis arrivé, il n’y avait personne pour accueillir les enfants, par manque d’agents. Les petits auraient pu sortir. Depuis, j’ai une boule dans le ventre en déposant mon fils à l’école. »

Un sentiment que connaît bien Nadia (les prénoms ont été modifiés), dont la petite Julie est dans la même classe que Saul. La soignante, qui élève seule sa fille, s’estime « perdue » : « Que l’école reste ouverte avec toutes ces contaminations, cela me choque. Mais, si elle ferme, je ne pourrai jamais m’organiser… » Elle se souvient de la fermeture des établissements au printemps 2020. Une période angoissante qu’elle a traversée tant bien que mal alors que sa fille n’était pas accueillie en crèche. « J’ai de gentils voisins. » Que répondre à ceux qui préféreraient que ferment les portes des écoles ? « Je comprends leur angoisse, explique la jeune maman en occupant sa fille avec un crayon et des post-it. Dans mon service, une collègue y est favorable. Mais sa famille n’est pas loin pour s’occuper de son enfant. Pas la mienne. »

Demander aux parents de fournir un repas à leur enfant pose des problèmes d’équité.

En attendant, c’est la cantine qui a fermé, faute d’agents pour assurer le service. Voilà trois semaines que les parents emplissent de pique-niques froids le sac de leurs enfants, à côté du pull et du doudou. « Sauf que gérer ce genre de repas, cela demande beaucoup d’agents, et on doit assurer avec moins de personnel, précise Emma*. Il faut faire attention à ce que les enfants boivent et qu’ils ne mangent pas que des chips. D’autant que ça pose de vrais problèmes d’équité entre les élèves. »

Pour les familles chez qui la cantine était parfois le seul repas de la journée, il est difficile de payer les ingrédients d’un pique-nique. Parfois, la directrice file acheter à manger pour les enfants qui n’ont rien. Sur ses propres deniers. « Pourquoi laisser l’école ouverte, si les besoins primaires de nos enfants ne sont pas assurés ? » s’interroge Solène*, une autre maman. Malgré tout, elle et la plupart des parents soutiennent l’équipe pédagogique, constatant qu’elle gère « au mieux » avec le peu dont elle dispose. « Je suis allée dans la classe de mon fils pour animer un atelier, avec la maîtresse qui se trouvait seule ce jour-là. On bricole au jour le jour, en usant de la rustine. Mais jusqu’où ? Et jusqu’à quand ? »

Continuité pédagogique

La journée se finit enfin, malgré les galères du quotidien. Une de plus. Devant la grille, un père rajuste l’écharpe de son fils, sorti de classe. « C’est une bonne chose que l’école reste ouverte. Le problème, c’est que, dans ce contexte, on a une école au rabais », remarque-t-il amèrement. Un constat partagé dans la salle des professeurs, où les enseignants se rassemblent une dernière fois avant de rentrer chez eux à leur tour. « J’ai l’impression de faire du gardiennage, regrette une maîtresse de petite section. Je comble ma journée : ce matin, on a appris à compter avec des Kapla. J’aurais préféré organiser un atelier peinture, mais sans Atsem (2) c’est trop compliqué. » Depuis le 20 janvier, cinq agentes de l’établissement sur dix sont absentes à cause du coronavirus.

Pour l’enseignante de grande section, l’inquiétude domine. « La classe n’est jamais complète, ce qui pose problème pour les apprentissages de certains. Les élèves déjà fragiles sont concernés au premier chef. Or, l’an prochain, ils seront au CP. » Si l’équipe pédagogique se démène au jour le jour, la fatigue se fait sentir. « Quand est-ce que cela passera ? » s’interroge Pascale*. La jeune femme songe à se reconvertir. _« J’ai eu cette pensée dès la rentrée de janvier. Pour la première fois en quatorze ans de carrière. __»_

(1) AESH : accompagnant des élèves en situation de handicap.

(2) Atsem : agent territorial spécialisé des écoles maternelles.

Société Santé
Temps de lecture : 8 minutes

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