Vieilles querelles en étendard
Bien avant les polémiques sur le drapeau européen, le drapeau tricolore, d’origine révolutionnaire puis capté par la monarchie de Juillet et repris par la République, a longtemps été contesté par… le drapeau rouge.
dans l’hebdo N° 1689 Acheter ce numéro
Destinée à marquer le début de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, la présence éphémère du drapeau européen sous l’Arc de triomphe a déclenché la première polémique politique de l’année 2022. Or ces querelles de drapeaux ne sont pas nouvelles dans l’histoire, tant ceux-ci sont investis d’une forte symbolique.
Commençons par rappeler les origines révolutionnaires du drapeau tricolore. Les trois couleurs ont d’abord été assemblées sur la cocarde des révolutionnaires, autour du 14 juillet 1789. Longtemps, on a pu lire qu’il s’agissait d’insérer le blanc royal dans les couleurs de Paris, ce que l’on trouve par exemple dans Les Lieux de mémoire (Gallimard, 1984, article de Raoul Girardet). Mais les travaux de Michel Pastoureau et de Guillaume Mazeau ont montré que le choix de cette trichromie en bandes (horizontales au début de la Révolution) vient plus sûrement des révolutions américaine et batave. Les trois couleurs de la cocarde sont ensuite reprises sur les pavillons maritimes français (1790), mais ce n’est qu’en 1794 que la Convention fixe l’orientation verticale et l’ordre des bandes que nous connaissons aujourd’hui.
Le drapeau tricolore, conservé sous l’Empire, est abandonné, interdit même avec le retour des Bourbons sur le trône (1814). Il est alors remplacé par le drapeau blanc. Les trois couleurs désormais interdites deviennent immédiatement subversives. Rien d’étonnant à ce qu’elles surgissent lors des Trois Glorieuses qui renversent Charles X en juillet 1830, comme l’illustre bien le célèbre tableau de Delacroix. Arrivé sur le trône, Louis-Philippe Ier rétablit les trois couleurs nationales.
La captation du drapeau révolutionnaire par la monarchie de Juillet a pour effet de lui faire perdre la portée subversive qui avait été la sienne, désormais endossée par… le drapeau rouge. Celui-ci était, à l’origine, le drapeau de l’ordre, celui que la loi martiale d’octobre 1789 imposait d’arborer en guise de sommation. Mais il est détourné et récupéré par les sans-culottes lors de la prise des Tuileries, le 10 août 1792, et entre alors dans la culture radicale populaire. Arboré lors des émeutes qui menacent le trône orléaniste (comme le 5 juin 1832, ou lors des révoltes des canuts), il est à cette époque porteur du programme de démocratie sociale des républicains.
En 1848, la bataille des couleurs fait rage : le 25 février, au lendemain de la proclamation de la République, une foule d’ouvriers cherche à imposer la bannière écarlate. Lamartine doit mettre tout son talent au service de la défense des trois couleurs, dont le succès symbolique écarte bien cette démocratie sociale. « Le peuple savait bien, et Lamartine aussi, qu’à une société nouvelle il faut un nouveau drapeau », conclut, amer, le démocrate Louis Ménard. Pour faire passer la mesure, on inverse pendant quelques jours l’ordre des couleurs. Logiquement, les insurgés de juin 1848 ressortent le drapeau rouge de la Sociale, que la république conservatrice sortie des urnes enterrait.
Le combat reprend en septembre 1870. Après avoir proclamé la fin de l’Empire au lendemain de la défaite de Sedan, les députés se rendent à l’Hôtel de ville, où ils déposent derechef le drapeau rouge que quelques radicaux avaient planté, et se décident enfin à proclamer la République. La Commune, en revanche, adopte le drapeau rouge en étendard, avant d’en faire son linceul.
Les républicains parvenus à triompher de l’ordre moral monarchique à la fin des années 1870 ont donc combattu le drapeau blanc des légitimistes et écrasé dans le sang le drapeau rouge des communards… Ils renouent avec le tricolore. Socialistes de la fin du XIXe siècle et communistes des années 1920 rejetteront, en réaction, le tricolore au profit du drapeau rouge, pour signifier leur critique de la République jugée bourgeoise.
D’autres querelles de drapeaux marquent le XXe siècle : adoption du drapeau noir par les anarchistes contre le rouge des marxistes puis des communistes, entreprise de captation du drapeau tricolore par les formations de droite et d’extrême droite, tentative de récupération des couleurs révolutionnaires par le Parti de gauche puis par La France insoumise et, comme le début de cette année nous en a offert un nouvel épisode, rejet du drapeau européen par les formations souverainistes.
Par Mathilde Larrère Université Gustave-Eiffel. Autrice d’Il était une fois les révolutions, éditions du Détour, 2019.
Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.
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