Violences genrées : la nuit ouvre les yeux

Lancé sur Instagram pour libérer la parole sur les agressions sexuelles en milieu festif, le mouvement Balance ton bar braque le projecteur sur la notion de consentement. Il révèle surtout une volonté profonde de changement des mentalités et des comportements.

Hugo Boursier  • 5 janvier 2022 abonnés
Violences genrées : la nuit ouvre les yeux
© David Jackson/Unsplash

Arrivée en septembre à Paris, Johanna (1) était venue dans ce bar connu de la rue de Bagnolet pour « rencontrer des gens ». Au milieu d’un public très dense, elle sympathise avec un homme dans la même situation qu’elle et, au fil de la discussion, il lui offre une bière. C’est aux toilettes, vingt minutes plus tard, qu’elle sent que quelque chose ne va pas. L’impression de « ne plus être vraiment dans [son] corps ». Elle sort de l’établissement et décide de rentrer chez elle. Les effets montent : Johanna n’arrive plus à articuler lorsqu’elle demande de l’aide à une passante qui l’accompagne jusqu’à son appartement. Elle l’entend dire : « C’est clair, ça doit être du GHB », du nom de cette molécule issue d’un solvant industriel qui, une fois ingéré, provoque des effets désinhibants. L’agression lui fera rater un mois de cours, suivre une thérapie pour reprendre conscience de son corps après des crises d’angoisse à répétition et de nombreux vomissements. « J’ai eu la sensation d’être bloquée sous drogue pendant plusieurs semaines », explique-t-elle dans son témoignage publié le 23 décembre sur le compte Instagram « Balance ton bar Paris », qu’elle remercie. « Ça fait du bien de voir qu’on nous donne la parole. »

Ce « nous », ce sont ces centaines de femmes qui racontent, depuis la création de ce mouvement en ligne en octobre, les violences sexistes et sexuelles subies au cours d’une soirée dans un bar ou un club. Née à Bruxelles après la publication de témoignages portant sur le comportement d’un barman du quartier étudiant d’Ixelles, l’initiative s’est propagée en France et touche désormais plus de quarante villes : Paris, Marseille, Lyon, Rennes, Tours, Brest, Rouen, Saint-Étienne… Chacune avec sa page correspondante. À ce jour, elles comptent plus de 150 000 abonné·es. Une grande partie des récits évoquent des « soumissions chimiques » – l’administration de substances psycho-actives contre la volonté de la victime et à des fins criminelles. Ils décrivent aussi des agressions commises par le personnel du bar lui-même, ou dénoncent l’inaction des vigiles. Voire leur complicité. « Ce mouvement se trompe de cible, estime de son côté l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie dans un communiqué. Au lieu de désigner les professionnels du secteur comme responsables, il conviendrait de dénoncer les sites de vente de GHB, en accès direct et libre sur Internet. »

« Le combat de Balance ton bar ne porte pas sur le GHB en lui-même mais sur les agresseurs. »

Devant l’ampleur du phénomène, la procureure du parquet de Paris, Laure Beccuau, a annoncé, le 17 novembre 2021, l’ouverture d’une enquête pour « administration de substances subies » après le dépôt de neuf plaintes liées à des faits ayant eu lieu dans des établissements à Pigalle – deux autres se sont ajoutées depuis. Les parquets de Tours, Grenoble et Nancy ont ouvert des enquêtes sur le même motif. Chargés du dossier parisien, deux policiers du XVIIIe arrondissement sont en lien avec Dounia Salimi, qui gère la page Balance ton bar de la capitale.

Contactée, celle-ci rappelle que le combat de Balance ton bar ne porte pas sur le GHB en lui-même mais bien contre ces « agresseurs » à qui « il faut montrer que l’impunité n’existe plus ». Et insiste : « Ce sont aux hommes de changer. » Même précision pour Maïté Meeus, qui a créé le premier compte en Belgique. « Toutes ces expériences montrent qu’il y a une douleur commune et qu’une omerta entoure les femmes dans le monde de la nuit, où l’imaginaire de l’excès est entretenu par les normes sexistes qui décrédibilisent le témoignage de la victime. » Elle pointe surtout la tendance à placer la culpabilité chez la personne agressée, au prétexte qu’elle aurait manqué de vigilance.  « Les injonctions reviennent toujours : il fallait faire plus attention, rentrer plus tôt, boire moins, surveiller son verre, ne pas être seule. La nuit, avoir un comportement de prédateur pour un homme est rarement questionné. Pire : il semble être banalisé. Nous sommes là pour combattre cette construction sociale. » Cette forme de double peine se retrouve dans la bouche même de la procureure de Paris, qui, au micro de RTL, appelait les « jeunes femmes à se méfier de ces substances qu’on peut introduire [dans leur verre] à leur insu »… mais n’avait rien à dire aux hommes qui les droguent.

Espace public hostile aux femmes

Cet appel à la méfiance s’ajoute à la charge mentale qui pèse sur les femmes la nuit, à l’image de ces « protège-verres » (ou drink watch) que peuvent utiliser les clientes de certains bars. Le dispositif, mis en avant par plusieurs établissements pour montrer patte blanche face aux potentielles accusations, vient parachever la liste des « arrangements » dont parlait la sociologue Marylène Lieber dès 2008 dans son ouvrage Genre, violences et espaces publics. La vulnérabilité des femmes en question (Presses de Sciences Po). Parmi eux : ne jamais être seule dans un lieu public, préférer le taxi aux transports en commun pour rentrer chez soi, éviter le trajet le plus court s’il est dangereux ou adapter sa marche en fonction de la présence masculine. Et, désormais, bien penser à son protège-verre une fois au bar. Ces pratiques servent à « concilier l’idée largement admise que l’espace public est hostile aux femmes à certaines heures », selon l’autrice.

« Il y a cette idée que les femmes ne sont pas des citoyennes à part entière la nuit. »

Pionnier des Night -Studies, ce récent champ de recherches consacré à la nuit, le géographe Luc Gwiazdzinski rappelle une expérience réalisée avec ses étudiant·es, dans laquelle il s’agissait de demander à un panel d’hommes et de femmes le lieu de leur premier rendez-vouss’il se passait en soirée. Celui choisi par les secondes était « toujours dans un endroit idéalement desservi d’où elles pouvaient s’éclipser facilement si le rendez-vous se passait mal », explique-t-il. « Il y a cette idée que les femmes ne sont pas des citoyennes à part entière la nuit. Elles circulent d’un îlot à un autre », ajoute le chercheur. « Lors d’enquêtes auprès d’adolescentes, j’ai constaté une forte intériorisation du risque avec un système de précautions qui diffère si l’on est une jeune fille ou un jeune homme. »

À propos de Balance ton bar, Luc Gwiazdzinski considère que ce n’est pas le sentiment d’insécurité qui s’est intensifié ces dernières années mais plutôt son aspect insupportable. « Cette nuit masculine, elle n’est plus acceptée. Il y a une revendication des femmes pour le droit d’accéder à la nuit, à la ville et à la fête sans une quelconque logique de -chaperonnage. »

Cette revendication, qui n’est pas sans rappeler le slogan « Take back the night ! » des premières marches nocturnes et féministes des années 1970, percute les politiques publiques liées à cette question. À l’image de cette tribune publiée le 30 décembre dans Le Monde à l’initiative du collectif Héroïnes 95,dans laquelle des artistes, des militantes et des comptes Balance ton bar réclament des « mesures indispensables d’accompagnement des victimes, de prévention, de formation et de sensibilisation contre les violences sexistes et sexuelles et les agressions sous soumission chimique ».

Face à la déferlante de témoignages, l’adjoint à la vie nocturne de Paris, -Frédéric Hocquard, s’est entretenu avec la préfecture de police, des gérants de bar et des associations de réduction des risques. « La question, c’est : à qui s’adresser quand il y a un danger ? Les femmes qui sont agressées ont des difficultés à porter plainte car elles ne sont pas assez entendues », indique-t-il. Selon Marylie Breuil, du collectif NousToutes, moins de 15 % des victimes d’agression sexuelle ou de viol portent plainte lorsque les faits ont eu lieu une fois le soleil couché. « Il y a une vraie demande de lieux sûrs à Paris, qui va du respect d’une charte d’engagement à un affichage de prévention en passant par la formation des professionnels et jusqu’à une programmation plus inclusive. » Pour l’élu, l’enjeu capital reste de « préserver la nuit comme un moment de libération », sans l’enfermer dans un imaginaire du danger et de la répression.

Réduire les risques

À l’instar de Paris, dans les villes où il existe un « conseil de la nuit » constitué d’élus, d’associations et de citoyens, on cherche à montrer que le sujet est pris au sérieux. Gildas Salaün, l’adjoint qui travaille sur cette question à la mairie de Nantes, met en avant le travail des associations de prévention qui « forment les responsables d’établissement, la présence de médiateurs nocturnes et de la sécurité civile jusqu’à 5 heures du matin », même s’il reconnaît que le mouvement Balance ton bar n’a pas été évoqué au dernier conseil de la nuit, tenu le 7 décembre. Il faudrait « renforcer la présence de l’institution », estime-t-il. Il existe également une vingtaine de cafés citoyens qui accueillent toute personne en danger – un dispositif « qui doit être mieux connu par la population » et qui n’est pas spécifiquement dirigé vers les femmes.

Les collectifs et associations de réduction des risques manquent de moyens.

Au sentiment d’insécurité, la réponse à Nantes, comme à Bordeaux ou à La Rochelle, repose aussi sur le renforcement de la vidéoprotection et de l’éclairage public. « On veut rendre plus sûr le trajet entre le lieu de sortie et le domicile », explique Christophe Bertaud, adjoint à la vie nocturne de La Rochelle. Mais les limites apparaissent rapidement. Dans sa thèse sur la géographie nocturne de Bordeaux, Cécilia Comelli rappelle que certaines associations remettent en cause l’efficacité de ces dispositifs, qui, selon elles, déplacent les délits au lieu de les empêcher. Maïté Meeus pointe aussi le caractère « superficiel » de l’éclairage public : « Face à un agresseur, les lampadaires ne servent à rien. » Pour elle, il faut surtout s’interroger sur les possibilités d’un tel comportement. « On touche à un plafond de verre en termes de déclinaisons opératoires, admet Denis Talledec, coordinateur de la Plateforme de la vie nocturne, qui conseille les municipalités. On a un gros travail à faire sur l’éducation et l’acculturation à destination des publics. »

S’ils ont été consultés à plusieurs reprises depuis le début du mouvement Balance ton bar, les collectifs et associations de réduction des risques, pionniers dans cette pédagogie de la fête, manquent de moyens. Ils déplorent l’absence d’une réaction politique à l’échelle nationale, alors qu’en Belgique le gouvernement vient d’annoncer un plan d’action sur la lutte contre le harcèlement, porté par un budget de 610 000 euros. Pourtant, certains établissements sont demandeurs. « Entre dix et vingt grosses structures parisiennes nous ont contactés dans la période de Balance ton bar », explique Célia Texier, coordinatrice de sensibilisation chez Consentis.

Présente dans les festivals, les salles de concert, les clubs et les bars, cette structure forme les organisateurs pour qu’ils puissent former leurs équipes à leur tour. Elle a été créée dans la période MeToo par Domitille Raveau et Mathilde Neuville à la suite d’un voyage à Berlin durant lequel le respect du consentement leur a semblé faire partie intégrante des soirées. L’association s’est aussi rendue visible en 2018 en publiant un sondage confirmant que plus de 60 % des femmes estiment avoir été victimes de violences sexistes et sexuelles en milieu festif. « On est en société, y compris lorsqu’on fait la fête. Dans un moment de liberté, on doit aussi se respecter. On oppose la culture de la bienveillance à la culture du viol », insiste Célia Texier.

À Marseille, l’association Plus belle la nuit souhaite elle aussi « créer un environnement dans lequel le public se sente bien pour fêter, consommer, se rencontrer et dialoguer », explique l’une de ses animatrices, Rachel Andreatta. Elle citeles milieux queer, où « des espaces de consommation de produits, de sexpositif (ne pas juger les personnes multipliant les partenaires sexuels au cours d’une période réduite), de discussions et de débats sont aménagés pendant la soirée. Ces initiatives déconstruisent les piliers de la société patriarcale ».

Les clubs et les bars ont beau être fermés après 2 heures du matin à cause des restrictions sanitaires, 2022 démarre avec tout un public qui frappe à leur porte. Animé de la ferme volonté de les transformer.

(1) Le prénom a été modifié.

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