Waly Dia : « Je fais rire les gens qui luttent »
S’il s’est d’abord tenu à l’écart des thèmes politiques par crainte d’hypothéquer sa carrière, l’humoriste assume désormais pleinement ses partis pris. Pour Politis, il revient sur son parcours, livre ses secrets d’écriture et évoque les règles qu’il s’impose dans l’exercice délicat de l’humour politique.
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Qu’est-ce qui vous a construit politiquement ?
Waly Dia : Ma conscience politique est née de mon vécu. À mes débuts, j’aurais été incapable de citer la moindre référence, le moindre courant politique. Les politiciens ne m’intéressaient pas. En revanche, les conséquences de la politique sur la vie des gens, je les ai vues et je les ai subies. Artistiquement, j’ai commencé tout de suite par ça. Dès mes premiers sketchs pour l’émission « On ne demande qu’à en rire » [sur France 2], je me suis grimé en dictateur africain, en terroriste, j’ai fait accoucher Carla Bruni… Mais j’ai été beaucoup coupé au montage, beaucoup mis à l’écart et censuré. Il faut appeler un chat un chat !
Vos sketchs étaient-ils relus à l’avance par la production ?
Non, mais ils étaient souvent coupés au montage. À l’époque, j’avais 22 ou 23 ans, j’étais un gamin, je vivais seul à Paris et j’essayais de gagner ma vie avec ce métier. Cela démarrait bien. La porte du Jamel Comedy Club s’est ouverte, ce qui m’offrait une super exposition à un moment charnière pour les humoristes, parce qu’un vivier de jeunes talents était en train de se constituer. Mais le problème du Comedy Club, c’est que les thématiques politiques ne marchent pas sur scène. Ce qui nous est aujourd’hui reproché comme un humour « communautaire », le fait de prendre des accents, etc., c’est en réalité ce qui fonctionne face au public. À ce moment-là, j’entre donc dans d’autres codes, en me concentrant sur des choses plus anecdotiques, parce que je veux percer. C’est ce qui explique mes erreurs de choix. Je suis tombé dans certaines facilités, desquelles, une fois mon contrat expiré, j’ai pu me détacher. Ce n’est évidemment pas de la faute du Comedy Club, c’est un univers, un mécanisme qui fonctionnait à ce moment-là.
Je suis ensuite resté un an sans jouer. Cela m’a permis de réaliser que cela me faisait davantage mal au ventre de ne pas dire ce que j’avais à dire. Ça a été un réamorçage pour moi. J’avais aussi plus d’expérience. Je maîtrisais mieux l’arme de l’écriture, ce qui m’a permis d’aller sur des thèmes plus sensibles.
Cela veut-il dire que la précarité de la scène du rire dissuade les nouveaux talents d’investir le champ de l’humour politique ?
Cela reste possible avec un peu plus de vécu. Si tu arrives dans ce métier à 30 ans, avec une certaine maturité. Cela dépend aussi d’où tu viens. Je n’avais pour ma part aucun appui. Donc oui, malheureusement, il y a un moment où la précarité entraîne une autocensure. Mais je pense que certains journalistes vivent des situations comparables. Ils n’ont pas forcément envie d’écrire tel article « pute à clics » ou tel reportage, mais comme la rédaction qui les paye le leur demande, ils n’ont pas d’autre choix. Ou ils acceptent, ou ils démissionnent. J’aurais peut-être dû me barrer, mais je l’aurais regretté. Car, après avoir un peu mangé du pain sec – en m’interdisant certains thèmes –, j’ai gagné en liberté.
Avez-vous connu le parcours typique de l’artiste qui débarque à Paris les poches vides ?
Plus ou moins. J’ai grandi à Grenoble, où il n’y a pas de café-théâtre, ni vraiment de curiosité pour les débutants. Quand j’ai voulu démarrer dans ce métier, je suis parti à Nantes, avec ma voiture et trois slips, rejoindre des potes qui jouaient dans la cave d’un bar. Ça se passait bien, les gens se marraient alors qu’ils étaient bourrés. Donc j’avais bon espoir que cela fonctionne avec des gens un peu plus attentifs qui auraient payé leur place. Un an et demi plus tard, j’arrive à Paris pour un concours d’humoristes, « L’humour en capital », que je gagne. Laurent Ruquier, président du jury, m’invite ensuite dans son émission « On ne demande qu’à en rire ». C’était une super porte d’entrée, mais je n’étais sur scène que depuis un an et demi. Je n’étais pas du tout prêt. C’est comme aller jouer une Coupe du monde avec une semaine d’entraînement. Je n’avais pas de méthode et j’étais seul, sans coauteur, alors que la plupart des candidats avaient un ou deux mecs derrière eux pour les aider. J’ai sorti des trucs bruts de décoffrage et certains ne sont pas passés. Un jour, j’ai voulu inviter l’humoriste Guillaume Bats à me rejoindre. C’est un gars qui a des malformations. Et la production a bloqué. Cela m’a fait réaliser que nous avons un vrai problème : dès lors qu’on essaye ne serait-ce que de parler d’inclusion, des barrières s’élèvent.
« Le fait que Coluche reste “la” référence de l’humour social démontre un manque. »
Sur France Inter, il y a davantage de place pour un humour politique, mais vous faites partie des rares personnes noires ou arabes de l’antenne. Pourquoi l’avoir souligné dans votre première chronique ?
Parce que c’est un fait. C’est important que les gens soient au courant. Dans un environnement qui est censé prôner l’inclusion, le partage, la diversité, etc., ça aurait été hypocrite de ma part de faire semblant que ça n’existe pas, voire de servir de caution. Bien sûr, il y en a d’autres, tels Roukiata Ouedraogo ou Frédérick Sigrist, mais, tant qu’on peut les compter, c’est qu’il y a un problème. J’avais besoin de l’exprimer, pour dire aussi au public qui me suivait que je ne l’avais pas oublié. Avant de me permettre de tirer un peu sur tout le monde, je devais dire ce qu’il en était dans ma maison. C’est la moindre des choses.
Quelle place est faite aux humoristes qui, comme vous, s’attaquent frontalement à la question des discriminations et des inégalités sociales ?
Je ne sais pas… En revanche, je suis certain d’une chose : si quelqu’un attend le salut de la part des humoristes, il va être déçu. Ce n’est pas à nous de régler les problèmes. C’est absolument impossible de penser que la solution viendra du divertissement. Moi, je ne lutte pas, je fais rire ceux qui luttent. Peut-être qu’en me regardant ceux qui agissent concrètement ont l’impression que je rends leurs idées visibles. Mais cela ne va pas plus loin.
Craignez-vous d’être érigé en porte-parole ?
Ce n’est pas moi qui me définirai comme ça, en tout cas. Je suis un artiste, ma mission est d’être marrant. Pas de changer les mentalités. Il n’y a aucun supporteur d’Éric Zemmour à mes spectacles, donc je ne les ferai pas changer d’avis.
Pensez-vous avoir subi davantage la censure que d’autres humoristes moins -politiques ?
Plus aujourd’hui. Sur France Inter, il n’y a aucune relecture ni débriefing pour me dire ce que j’aurais dû dire ou ne pas dire. Je crois que l’émission « Par Jupiter » est le seul espace où la parole est à ce point libre pour les chroniques écrites. Plus globalement, je me sens libre aujourd’hui de dire tout ce que je veux. Je pense que c’est surtout grâce à la position que j’ai acquise. Quand tu démarres, tu essayes de survivre et d’autres gens ont la main sur tes propos. Une fois que tu gagnes de l’assurance, les producteurs ou les directeurs de chaîne ne peuvent pas te blacklister, ne serait-ce que parce qu’ils changent tous les deux ou trois ans et que toi, tu restes.
Comment écrit-on une blague ?
Chacun son truc. Pour ce qui me concerne, ce sont les incohérences qui génèrent des vannes. Parfois, la seule énonciation de faits suffit à produire l’effet comique. Comme avec l’histoire des jours d’ITT d’Éric Zemmour : il a pris neuf jours d’interruption temporaire de travail pour une brûlure indienne de trois secondes, alors que Michel Zecler, après s’être fait tabasser par trois policiers pendant vingt minutes, n’a obtenu que six jours. Il était tellement amoché qu’on aurait dit un Picasso ! Avec une telle histoire, il n’y a même pas besoin de vanner. Le problème est évident. Au-dessus de huit jours d’ITT, pénalement, les sanctions sont plus importantes. Il s’agit donc d’un arrangement. Mais ça, c’est moins drôle.
Comment travaillez-vous avec votre coauteur, Mickael Quiroga ?
On discute pendant des heures et les évidences apparaissent. En général, il commence une vanne et je la termine, ou l’inverse. Ou l’un améliore la vanne de l’autre. On est deux cerveaux pour un, et c’est moi qui prends toute la gloire ! Mais on n’a pas l’impression de travailler, c’est ce que j’apprécie dans ce métier. En revanche, on écrit tous les jours, parce que c’est un muscle. Cela s’entretient. Ce sont des réflexes et des mécanismes à travailler. Si la pause dure trois mois, il me faudra une remise en forme pour que ça revienne.
Inversement, il est parfois nécessaire de prendre du recul pour ne pas s’enfermer dans des mécanismes qui sont toujours les mêmes. Car les gens verront la ficelle. Se placer en retrait génère de nouvelles manières de penser. Le problème des humoristes à succès est qu’ils passent leur vie en tournée : train, salle, hôtel ; train, salle, hôtel. Si tu ne vis rien, tu vas finir par écrire des sketchs sur… le train, la salle et l’hôtel. On ne doit jamais oublier de vivre des choses.
L’un de vos humoristes préféré est l’américain Dave Chappelle, qui pratique un humour noir et très engagé. Qu’est-ce qui vous inspire chez lui ?
Le premier spectacle de Dave Chappelle, Killin’ Them Softly, m’a mis une claque monumentale. Sa capacité à aborder les choses frontalement, sans fioritures, comme George Carlin d’ailleurs, m’a impressionné. Tous deux racontent les choses avec des mots simples, mais pas de la manière dont on les interprète sociologiquement. En France, nous sommes des adeptes des circonvolutions, on invente des mots pour définir des concepts. Des gens débitent des phrases ampoulées de quinze jours qui ne veulent rien dire, mais, comme ils ont une certaine élocution, ce sont des génies.
« Mes blagues doivent pouvoir être assumées devant une salle pleine des gens concernés. »
Nous avons évidemment des références de l’humour social, comme Coluche. Mais qu’il demeure « la » référence démontre qu’il existe un manque. Mais je ne me prends pas pour lui, loin de là. Sur la fameuse question « peut-on rire de tout ? », de l’autre côté de l’Atlantique, ils connaissent bien sûr des polémiques. Mais ils passent au-dessus. À leurs yeux, c’est une partie du métier. Et plus tu en as, mieux c’est, car on parle de toi. La culture comique américaine me semble plus honnête, ce qui est paradoxal dans un pays où il y a autant d’honnêteté que d’Indiens !
Êtes-vous confronté à des réactions hostiles sur les réseaux sociaux ?
Oui, comme tout le monde. Même un artiste dont l’œuvre se résumerait à « J’aime les chats » subira des menaces de mort. Il existe une espèce de « libération » en la matière. Mais je m’en fous. Ou je les transforme en vannes. Comme ce jour où un mec m’a dit : « Je vais te violer, je vais te tuer et je vais violer ton cadavre. » Ce que je retiens, c’est qu’il veut me baiser deux fois. Je l’excite beaucoup plus que je ne l’énerve !
Lors de vos spectacles, le public rit avec davantage d’entrain quand vous vous attaquez à vos cibles favorites : Marlène Schiappa, Gérald Darmanin, Éric Zemmour ou Jean-Michel Blanquer…
Il y a un côté exutoire, c’est vrai. On a envie de leur mettre un petit peu dans la gueule, parce que ce n’est pas facile de supporter le foutage de gueule permanent de l’appareil politique, qui n’a aucune cohérence, qui ment, qui trafique. Mais justement, dans mon spectacle, contrairement à mes chroniques à la radio, je fais attention à ne pas tomber dans l’addition de noms de personnalités. Un spectacle doit s’installer sur la durée. On doit pouvoir le regarder dans trois ans, lorsque Marlène Schiappa ne sera plus aux responsabilités et donnera sûrement des conférences à 20 000 euros. Taper sur les politiques, c’est facile. Ils sont tellement nuls qu’il suffit de les mettre face à la réalité. Je ne veux pas tomber dans ce piège du bouffon du roi.
Vous abordez des sujets complexes, comme le patriarcat, les violences policières ou l’antisémitisme. Comment travaillez-vous votre discours, sur le fond ?
Ma méthode, c’est de partir d’une réalité factuelle incontestable. Puis je regarde du côté des gens qui luttent, quels sont leurs arguments et les pièges à éviter. J’apprends beaucoup au cours de ce travail et je parle aussi avec des gens de tous horizons, des militantes féministes, antiracistes. Parce que j’ai moi-même parfois des mauvais réflexes. Je me pense l’allié d’une cause, mais je pourrais renforcer un cliché dont ils essayent de se dépatouiller. C’est donc important de m’inspirer du travail des gens qui luttent véritablement. Et je tente d’opposer des arguments à ceux qui se considèrent comme leurs ennemis.
Comment décririez-vous votre public ?
Je crois que mon public est le plus hétérogène de France ! On a rarement réuni des gens si différents dans ces salles. Tous les âges, toutes les catégories sociales, toutes les origines ethniques sont représentées. Il me semble que c’est parce que j’aborde tous les sujets qu’on appelle « casse-gueule », alors qu’ils ne le sont pas du tout.
Il existe une légende selon laquelle on ne peut rien dire sur les juifs en France. Bien sûr que si ! Mais si c’est pour dire qu’ils ont tout l’argent, non, c’est débile. C’est normal qu’on te rentre dedans pour ça. Mais si tu veux en parler d’une autre manière, tu peux le faire sans problème. La règle que je me fixe, c’est que mes blagues puissent être assumées devant une salle pleine des gens concernés.
Faire une vanne sur les handicapés, c’est très bien. Est-ce que tu ferais cette vanne devant une association de personnes handicapées ? Si c’est possible, cela veut dire que c’est une vanne qui a du sens.
Quand je parle de pédocriminalité, je sens un petit recul du public. C’est le point le plus sensible du spectacle. Pourquoi ? Est-ce qu’il y a des pédophiles dans la salle ? Ils en ont marre qu’on stigmatise leur communauté ? Non, on devrait pouvoir en parler tranquillement. Nous n’avons pas à avoir honte. Je pense que c’est cela qui manque aujourd’hui. Il faut penser le public non pas comme une chose fragile, mais comme des gens, au contraire, qui ont beaucoup de recul. Et qui sont surtout capables de comprendre.