Au Sénat, l’impunité des milliardaires

Bien que leurs déclarations aient été contredites lors de leurs auditions en janvier, Bernard Arnault et Vincent Bolloré ne seront nullement inquiétés, faute de preuves… ou de courage politique.

Pauline Gensel  • 16 février 2022 abonné·es
Au Sénat, l’impunité des milliardaires
Vincent Bolloré lors de son audition au Sénat, le 19 janvier 2022.
© Thomas SAMSON / AFP

Ils ont levé la main droite, ont dit « Je le jure ». Dans le cadre de la commission d’enquête du Sénat sur la concentration des médias en France, Vincent Bolloré, Bernard Arnault et toutes les personnes auditionnées ont prêté serment. Toute la vérité, rien que la vérité. Mais il semblerait que, parfois, la vérité de certains hommes d’affaires soit contredite dans les faits.

Le 20 janvier, Bernard Arnault, PDG du groupe LVMH, à la tête des Échos, du Parisien et de Radio classique, fait face aux sénateurs. Présenté par le président de la commission, Laurent Lafon (Union centriste), comme l’un des « grands capitaines d’industrie », de ceux qui « incarnent la France à l’étranger », l’homme qui détient la première fortune de France se présente en sauveur de médias en détresse, défenseur de l’« intérêt général ». Sans son intervention, « certains de ces titres n’auraient peut-être pas survécu ».

Bernard Arnault est interrogé sur ses intentions passées et futures. Parmi elles, une offre de reprise du Figaro, détenu par la famille Dassault. « J’ai vu encore hier que Le Monde disait qu’on avait fait une offre, c’est quand même très étonnant, répond-il. Cela montre quand même les limites de la presse. C’est faux. Je l’ai dit à plusieurs reprises, je le confirme aujourd’hui sous serment. […] Nous n’avons jamais fait d’offre sur Le Figaro. » C’est curieux : Laurent Dassault dit exactement l’inverse, en affirmant que MM. Arnault et Bolloré y sont tous deux allés de leur proposition. Mais, après tout, Bernard Arnault témoigne sous serment devant la commission, il ne peut tout de même pas mentir.

Alors que l’audition touche à sa fin, le rapporteur David Assouline (PS) questionne le milliardaire sur sa proposition de rachat du Journal du dimanche et de Paris Match au printemps dernier. « Mes équipes ont probablement examiné différentes choses, mais on n’a jamais fait de proposition, non », affirme Bernard Arnault.

Quelques minutes plus tard, pourtant, le groupe LVMH prend contact avec Laurent Lafon : le patron a malencontreusement fait erreur. Ou a délibérément menti à la commission, au choix. « Une offre écrite unilatérale avait bien été transmise au groupe Lagardère mais était restée sans suite », rapporte le président de la commission au lendemain de l’audition. Bernard Arnault a envoyé une lettre aux sénateurs, dans laquelle il reconnaît son erreur. Il est pardonné. « Compte tenu de la rapidité de la correction, […] aucune poursuite judiciaire ne sera engagée sur ce fondement par la commission d’enquête », énonce Laurent Lafon.

La veille de l’audition de Bernard Arnault, c’est Vincent Bolloré qui répondait aux questions des sénateurs. Le président du conseil de surveillance de Vivendi, tout jeune retraité, a présenté son groupe comme un « petit nain », diaporama à l’appui. Pour lui, investir dans les médias a une visée « purement économique » et jamais, au grand jamais, idéologique ou politique. « Nous avons un truc insignifiant en termes d’outil d’information, d’outil de propagande. Si nous voulions faire de la propagande, c’est infinitésimal. Si nous avions vraiment eu un projet politique, […] nous serions plutôt allés sur la 6 [M6, NDLR]ou sur des opérations beaucoup plus ouvertes. » Et de conclure : « Je n’ai jamais fait de politique, je ne ferai jamais de politique. » Le même jour, pourtant, Éric Zemmour affirmait sur LCI que son ancien patron se sentait investi d’une mission politique. « Moi, je trouve ça noble. […] Je préfère quelqu’un qui est patriote et je lui rends hommage. »

Pour le rapporteur de la commission d’enquête, la vérité est complexe à déceler, faute de preuves suffisantes. « Démontrer qu’il y a un projet idéologique, des pressions politiques, c’est très difficile. Et ce n’est pas mon rôle : je ne suis pas procureur, chacun son boulot. Notre priorité, c’est de trouver les moyens politiques pour agir sur la concentration. » Laurence Harribey (PS), également membre de la commission, confirme qu’il y a peu de chances que les deux hommes soient inquiétés : il faudrait pour ce faire que le président ou le bureau du Sénat saisissent le parquet. « Nous en discutions avec des collègues, et nous nous disions que nous n’allions pas attaquer une personnalité sous prétexte qu’elle n’a pas dit la vérité, parce que la majorité au Sénat ne l’accepterait jamais. » Passibles de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende, les faux témoignages pourraient donc perdurer. En toute impunité.

Société Médias
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