Chez votre libraire, demandez le « tract »

Ni revues, ni livres, de nouveaux formats, courts, incisifs et peu coûteux s’imposent comme un phénomène de libraire et un mode d’expression pour des auteurs et autrices qui entendent mieux intervenir dans le débat public, en lien avec l’actualité.

Olivier Doubre  • 2 février 2022 abonné·es
Chez votre libraire, demandez le « tract »
La collection u00abTractsu00bb de Gallimard a déjà publié quelque 34 opus.
© éditions Gallimard

À l’ère du web souverain, textes et publications diverses circulent de façon presque instantanée, même si les auteurs et autrices qui les écrivent mettent évidemment du temps à les concevoir puis à les rédiger. Du côté des maisons d’édition, intervenir dans le débat public reste une gageure, la fabrication de l’objet livre étant par définition assez lente. C’est ce qui a poussé plusieurs grandes maisons, avant même de se préoccuper de la question commerciale et de l’économie capricieuse du secteur, à publier des textes d’interventions, assez courts. Des opus rédigés plus rapidement qu’un ouvrage classique et dont les contingences matérielles de sortie sont considérablement allégées.

Comme souvent, c’est Gallimard qui a ouvert le bal avec sa collection « Tracts » (1), il y a bientôt trois ans. Reprenant ainsi le nom d’une collection que la grande maison publia dans les années 1930, sous la férule d’André Gide, avec des auteurs prestigieux comme Giono, Thomas Mann ou Jules Romains. À une époque où l’antifascisme devenait une urgence, cette initiative fut une véritable nouveauté dans le paysage éditorial français.

Vendus aujourd’hui à un prix modique (3,90 euros), ces petits « Tracts » d’une cinquantaine de pages ont davantage la forme d’une brochure de feuillets A4 pliés en deux et simplement agrafés. Vendus uniquement en librairies, tout comme les titres des collections concurrentes, ils sont tout de même dotés d’un numéro ISBN (numéro international normalisé du livre, qui permet d’identifier l’ouvrage). Même si Gallimard a volontairement joué de l’ambiguïté avec le périodique en indiquant « Antoine Gallimard, directeur de publication ».

L’histoire a en fait commencé lorsque Régis Debray est arrivé chez l’éditeur, début 2019, à la veille des élections européennes donc, avec un texte un peu trop long pour une revue, mais trop court pour devenir un livre. Alban Cerisier, responsable éditorial de la collection, se souvient de l’épisode. « Régis nous a dit : “Je ne sais pas quoi faire de ce texte, mais j’y tiens, il faut qu’il existe !” Or, de notre côté, on réfléchissait déjà à trouver une formule pour modifier les temporalités éditoriales, qui même pour les revues, sont quand même assez longues. On a donc imaginé une formule dans un format économique, court, qui nous permette d’aller vite, de réagir surtout. » L’opus de Régis Debray deviendra le premier de la collection, sous le titre L’Europe fantôme, paru en février 2019. La collection rencontre vite un franc succès. « Il faut saluer le fait que les libraires ont très bien joué le jeu, souligne l’éditeur, s’adaptant volontiers à cet objet nouveau. Et comme on se questionnait depuis longtemps sur la temporalité des revues, on a imaginé une collection qui se veut non pas périodique mais sérielle, puisque nous en publions environ un par mois sans aucune obligation de régularité. »

Des opus rédigés plus rapidement qu’un ouvrage classique et dont les contingences matérielles de sortie sont allégées.

Les « Tracts » Gallimard s’imposent ainsi rapidement dans le paysage. La célèbre maison d’édition peut évidemment s’appuyer sur le bel aréopage de ses auteurs, et en séduit d’autres, ravis de publier sous son prestigieux label. Avec aujourd’hui trente-quatre numéros et quatre autres proposés en plus grand format, la collection s’est donc bien installée, après un lancement « sur la pointe des pieds, sans beaucoup de promotion ou de presse, dont la réussite doit beaucoup aux libraires mais aussi aux auteurs », insiste derechef Alban Cerisier. Étienne Klein, Danielle Sallenave (avec son excellent Jojo, le Gilet jaune, paru en avril 2019, en pleine crise « jaune »), Erri De Luca, François Sureau ou encore Régis Debray figurent parmi les meilleures ventes. Mais le plus grand succès est l’opus n° 23, paru en janvier 2021, De la démocratie en pandémie, de Barbara Stiegler, qui a dépassé les 90 000 exemplaires ! Un chiffre qui, pour un livre politique ou de sciences humaines, ferait rêver bon nombre d’essayistes ou de chercheur·es. Cette formule éditoriale, courte, permet à ces autrices et ces auteurs de produire un ouvrage entre deux essais, tel un intermède ou un complément en marge. « On a donc rencontré autant un public qu’une envie chez les auteurs de publier des textes qui leur tiennent à cœur, en réagissant à une actualité », se félicite Alban Cerisier. Il avait d’abord cru que ces textes, un peu comme les numéros d’une revue ou d’un périodique, « seraient temporaires car liés à une période donnée (électorale par exemple), et que l’un pourrait chasser l’autre. Mais c’est le contraire qui s’est produit, puisqu’on s’est vite retrouvé à devoir faire des réimpressions. C’est d’ailleurs un peu la même chose qui s’est passée, sans comparaison d’ailleurs, avec la “Série noire”, qui au départ avait été conçue pour deux livres par mois, supposés chasser les précédents. On peut donc déjà dire qu’en à peine trois ans, sans le vouloir au départ, “Tracts” est devenue une collection de fond ! »

Doit-on parler dorénavant de mode éditoriale ? Car, comme il est fréquent, le succès de l’initiative a aiguisé les appétits des concurrents et confrères. De même, la volonté d’intervenir rapidement dans les débats publics, plus ou moins liés à l’actualité, mettant en avant les analyses de chercheurs en sciences sociales. C’est bien l’objectif de la collection « Libelle » des éditions du Seuil, l’une des plus récemment créées, qui se lance ouvertement « en pleine période électorale » sous l’égide de trois mots d’ordre : « alerter, informer, questionner ». Sa directrice éditoriale, Julie Clarini, souligne justement ce rôle : « On a besoin d’un bouillonnement d’idées et surtout de ne pas laisser un camp monopoliser le débat, comme c’est trop le cas en ce moment. Il y a beaucoup de penseurs en sciences humaines, qui doivent pouvoir intervenir dans le débat public. Cet objet, très accessible par son prix et son volume, que l’on peut lire quasiment dans un trajet entre son domicile et son travail, en métro ou en autobus, doit pouvoir offrir le plaisir du papier et permettre aux gens de lever la tête de leur téléphone potable. » Et d’ajouter que « les ouvrages de la collection “Libelle” sont bien des textes d’intervention, dans la tradition polémiste de son intitulé, sans verser dans le pur pamphlet. Ils sont toutefois rigoureux dans leurs analyses (avec des notes et des références), dans l’esprit d’une maison d’édition à la sensibilité de gauche comme l’est Le Seuil »… Là aussi, la collection peut se flatter d’excellents auteurs et d’ouvrages de très bonne tenue : de l’historienne Ludivine Bantigny à la très littéraire Laure Murat, autrice de l’important Relire. Enquête sur une passion littéraire (Flammarion, 2015). Et une grande proportion de femmes, parmi les auteurs/autrices, qui exigent comme cette dernière l’écriture inclusive, même si certains la refusent comme le très rigoureux juriste Alain Supiot.

« On a besoin d’un bouillonnement d’idées et surtout de ne pas laisser un camp monopoliser le débat. »

Avec leurs petits volumes présentés souvent près de la caisse chez les libraires, les éditeurs veulent surprendre des lecteurs par des titres et des sujets qu’ils n’étaient pas venus chercher a priori. Les éditions du Cerf, qui ont choisi pour leur collection petit format un titre voisin de celui de leurs collègues du Seuil, ont opté pour une forme réellement différente. Un peu comme le journal Le 1, lancé par l’ancien directeur du Monde Éric Fottorino, la collection « Placards et libelles » se présente comme une large et grande page à déplier, publiant là encore des textes d’intervention « sans vouloir trop coller à l’actualité », selon son concepteur Jean-François Colosimo, qui dirige la maison, par ailleurs propriété de la confrérie des dominicains. L’éditeur reconnaît cependant volontiers le « souci commun de toutes ces collections d’offrir des textes d’intervention en lien avec l’actualité et de réagir plus vite que les contraintes de l’édition ne l’exigent. » Et il ne se prive pas de rappeler que, bien après les « Tracts de Gallimard » des années 1930 qui « conservaient la forme d’un livre classique », cette nouvelle collection s’inscrit d’abord dans la lignée d’un Jean-François Revel avec sa collection « Libertés », créée dans les années 1970, et composée de textes courts, polémiques, mêlant auteurs classiques comme Léon Bloy, Voltaire ou Bakounine. Son initiative veut pouvoir se transformer en « placards » (sinon en « libelles »), possiblement « collés sur les murs, ou pliés en quatre, voire distribués sous le manteau ».

Objet plus « classique », s’apparentant davantage au livre, ou plutôt à une petite brochure, l’une des dernières venues sur ce nouveau marché du format court est la collection « Manifeste », des éditions du Pommier. Qui s’attelle à décrypter « la quintessence » de la pensée d’un auteur, à l’instar du grand sociologue Harmunt Rosa.

Toutes ces initiatives posent en tout cas la question de la réactivité de l’édition et de l’économie du livre. Dans un monde où le temps de l’expression publique semble se resserrer chaque jour davantage…

(1) Dont nous avons chroniqué le tout dernier, Zemmour contre l’histoire, proposé par un collectif d’historiens, dans le n° 1690 de Politis.

Idées
Temps de lecture : 8 minutes

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