Comment les Ukrainiens se sont préparés à la guerre

De Kyiv aux oblasts de Donetsk et de Kharkiv, alors que l’inimaginable se produit, les populations ne comptent pas se laisser faire et prennent les armes pour résister. Paroles d’habitants quelques heures avant le début de l’invasion russe.

Sylvain Biget  • 28 février 2022 abonné·es
Comment les Ukrainiens se sont préparés à la guerre
© Daniel LEAL / AFP

Dans son immeuble, vestige de l’époque soviétique au sud-est de la banlieue de Kyiv, la capitale de l’Ukraine, Valentina fête ses 56 ans avec ses enfants, leurs conjoints et sa petite-fille. Sur l’écran géant du télé-viseur, les images glaçantes des exercices russes et de l’accumulation de matériel de guerre tout autour de l’Ukraine sont diffusées. Une coupe de champagne à la main, Valentina ne veut pas croire à la guerre. Pour elle, personne ici ne veut entrer en conflit avec le pays voisin. Sans doute même pas la population russe. Las, le deuxième jour de l’offensive, le 25 février, elle est réveillée par une explosion ayant touché deux immeubles de la rue voisine.

La veille de cette invasion, un air d’insouciance régnait pourtant dans les rues animées de Kyiv. Valentina était tiraillée entre les annonces alarmistes de l’Occident, qui avait finalement vu juste, et celles du gouvernement ukrainien, qui considérait qu’il ne fallait pas succomber à la panique, malgré la présence de troupes et d’armements à moins de 150 kilomètres en Biélorussie, au nord de Kyiv. À l’instar de la plupart des habitants de la capitale, Valentina n’avait pas fait sa valise de secours, comme le recommandaient les autorités. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’à partir du moment où sonneront les sirènes alertant de l’imminence d’un bombardement potentiel de la capitale, il faudra qu’elle aille se réfugier dans la station de métro Karkivia, qui se trouve à quelques minutes à pied de chez elle. Que faire ensuite ? Fuir ? Mais pour aller où ? Prendre les armes comme une partisane, elle y pense, mais cela reste inconcevable pour elle d’aller se battre.

Impressionnante sérénité

La fille de Valentina, Lydiia, 32 ans, refusait elle aussi de croire à une invasion de l’Ukraine par l’armée russe malgré les signaux forts du moment. Comme de nombreux jeunes, elle n’écoute même plus les informations. Juriste, elle fait pourtant partie des civils âgés de 18 à 60 ans qui doivent s’inscrire en tant que réservistes depuis le début de l’année en raison de la menace russe. Elle a voulu réaliser cette démarche, mais le bureau de recrutement ne disposait pas des documents nécessaires.

150 bataillons rassemblent 130 000 civils, dont près de 10 % de femmes.

À peine remarque-t-on les petits panneaux indiquant la présence d’un abri souterrain dans lequel se réfugier en cas de bombardement. Ici, les commerces ne sont pas dévalisés, contrairement à ce qui s’était passé lors des premiers mois de la pandémie de covid-19. On constate juste que les forces de l’ordre sont plus présentes, et encore… Ce qui est certain, c’est qu’en cas d’attaque, cette population qui montre une impressionnante sérénité face à la menace ne se laissera pas faire.

À guerre hybride, réponse hybride

Parmi ceux qui ne comptent pas partir vers l’ouest, et notamment Lviv, où se sont délocalisées la plupart des ambassades, il y a les volontaires de la défense territoriale. Des civils qui occupent leur samedi à s’entraîner à des exercices militaires. L’objectif est de créer des unités capables de mener une guérilla d’usure en milieu urbain et des sabotages. Il existe 25 brigades comptant 150 bataillons pour un total de 130 000 personnes, dont 10 % de femmes.

Ces brigades existent depuis 2018 et elles reprennent la philosophie appliquée dans les pays baltes, et notamment l’Estonie avec la Ligue de défense estonienne Kaitseliit, ou la Lithuanian Rifleman en Lituanie. Très actives dans ces États baltes, ces milices composées de civils volontaires sont désormais dotées d’effectifs plus importants que l’armée régulière. Le nombre d’inscrits a explosé depuis l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 et la guerre menée dans le Donbass. Pour ce qui est de Kyiv, l’engouement pour ces brigades de défense territoriale date du printemps 2021, époque à laquelle la Russie commençait à amasser des blindés et des troupes à la frontière ukrainienne. Avant ce mois de février 2022, 30 à 40 personnes au maximum se rendaient tous les samedis aux entraînements. Aujourd’hui, ce sont 200 à 300 personnes qui s’y retrouvent.

En ce samedi enneigé et glacial, une poignée de jours avant l’offensive sur Kyiv, ils sont autour de 150 à se retrouver dans ce qu’ils appellent leur « polygone » d’entraînement. Une vaste zone d’exercice installée dans une ancienne cimenterie soviétique au bord de la forêt de la Raïon de Desna, au nord-est de la ville. Ces volontaires apprennent à manier les armes et à se positionner face à un ennemi dont tout le monde ici a le nom au bord des lèvres, sans pour autant y croire.

Fusils en bois

Du haut de ses 32 ans, Anton, journaliste, est l’un des plus expérimentés. Il s’est engagé dans la réserve militaire pour quatorze mois dès 2015 et il est resté en seconde ligne sur le front du Donbass. Il n’a jamais combattu. Après cette expérience, et une moindre appétence pour la chose militaire, jamais il n’aurait imaginé rejoindre un corps armé. C’est la peur de ce voisin russe qui lui a fait franchir la porte du bureau de recrutement lors de l’été 2020. Il ne souhaite pas faire la guerre mais, s’il le faut, il défendra son pays. Fort de son expérience passée, c’est lui qui forme un groupe de novices parfois équipés d’imitations grossières de fusils d’assaut en bois. Les plus aguerris ont investi une grande partie de leurs économies pour acheter leur propre équipement, qui les fait ressembler aux soldats d’une armée régulière.

Parmi ces hommes et femmes de 18 à 60 ans, issus de toutes les classes sociales, il y a -Roumilla, 59 ans, qui travaille dans l’administration. En tenue de ville, elle suit les instructions et se déplace de façon gauche avec son fusil en bois. Roumilla est originaire de Donetsk, la capitale des séparatistes à l’est de l’Ukraine. C’est la première fois qu’elle se rend à l’entraînement. Après huit ans de guerre, elle décide aujourd’hui de s’engager pour la défense de son pays en raison de la menace russe. Pas certain qu’elle puisse faire le poids, face à un ennemi lourdement armé. Comme les autres participants, elle ne veut pas en découdre avec les Russes. Elle souhaite pouvoir défendre son pays, quitte à y perdre la vie.

Certains possèdent leur arme. Un vieux pistolet, une carabine font l’affaire. Et durant ce mois de février, avant l’invasion russe, 10 000 armes ont été achetées par des particuliers. L’achat de munitions explose également. Des chiffres qui prouvent que la peur monte, alors que la population compte déjà 700 000 personnes possédant des armes à feu enregistrées légalement.

Et pourtant, quelques jours avant l’attaque russe, la population de Kyiv ne voulait toujours pas y croire et misait sur une offensive limitée au Donbass, près de 800 kilomètres plus loin, à l’est du pays. Le Donbass, c’est cette région où la guerre sévit depuis maintenant huit ans, où les territoires des oblasts de Donetsk et du Loughansk sont revendiqués par les deux pseudo-républiques séparatistes et pro-russes.

Lassitude

Le territoire du Donbass, c’est celui de l’industrie lourde, des mines de charbon et de l’extraction de minerais destinés à la conception d’acier. À quelques kilomètres de la ligne de front, qui est restée figée entre 2015 et 2022, dans la zone grise tenue par l’armée ukrainienne, se trouve Marioupol, la ville du principal port marchand de la mer d’Azov. Depuis le début de l’invasion russe, ce 24 février, l’est de cette ville paisible voit s’approcher les tirs d’artillerie et de missiles. Quelques jours avant, on y fêtait la Saint-Valentin dans les restaurants de la ville. Chaque jour, la tension montait et redescendait au rythme des déclarations et ultimes tentatives diplomatiques de régler cette crise. Mais, ici, la population se serre la ceinture depuis huit ans.

L’aciérie, qui est au cœur de l’activité économique, a réduit son activité. Ce port n’accueille plus que trois ou quatre navires par jour. Avant 2014, il y en avait jusqu’à une trentaine, de l’aveu d’Igor Barsky, le directeur du port. Il faut dire qu’il servait auparavant à exporter le charbon et le minerai du Donbass, dont l’essentiel des mines se trouve du côté séparatiste. Cette activité en berne, les populations sont fatiguées de la guerre, et qu’elles fassent partie de l’Ukraine ou de la Russie leur importe finalement peu, tant qu’elles peuvent continuer à gagner leur vie. À quoi bon combattre…

Dans les écoles, on défile

Plus au nord, la ville d’Avdiivka est située à quelques centaines de mètres d’un des points les plus chauds de la guerre des tranchées installée depuis le début du conflit. Cela fait des années que l’on entend clairement les tirs à la mitrailleuse lourde et les obus tomber. La population s’y est habituée. Ici, les écoliers reçoivent de la part de Svetlana, leur professeure, des cours de patriotisme et défilent de façon martiale dans la cour de l’école. Selon elle, ces leçons, qui n’existaient pas auparavant, viennent renforcer l’identité ukrainienne de ces jeunes qui ont grandi dans une région plus favorable aux Russes. Huit ans de conflit auront sans doute permis d’ancrer dans les esprits la séparation avec les sentiments pro-russes que l’on trouve de l’autre côté des tranchées.

Ce sentiment patriotique grandissant d’une population qui ne cherche pas la guerre mais est prête à se défendre n’a pas la même acception au Kremlin. Ainsi, lors de sa prise de parole pour justifier l’arrivée des chars, Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, a expliqué que la Russie menait « une opération de démilitarisation et de dénazification de l’Ukraine pour libérer les Ukrainiens de l’oppression et leur permettre de choisir eux-mêmes leur futur ». N’en déplaise au Kremlin, lorsque les canons se tairont, ce peuple pourrait bien être très différent de ce qu’il était avant 2014.

Monde
Publié dans le dossier
Ukraine : La résistance d’un peuple
Temps de lecture : 9 minutes

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