Dans l’enseignement, « ce ne sont pas des réformes, mais un plan social »
Les professionnels de l’Éducation nationale sont loin de reconnaître cette « école de la confiance » que prônait Jean-Michel Blanquer lors de sa prise de fonction en 2017. Cinq ans après, la colère contre le ministre est immense.
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Quand elle l’écoutait à l’occasion de ses premiers pas Rue de Grenelle, Lydia Pichot trouvait Jean-Michel Blanquer « assez convaincant ». « J’avais confiance en son discours », se souvient-elle dans une nostalgie teintée d’amertume. Comme si la professeure d’histoire-géographie regrettait d’avoir cru trop rapidement en la volonté du ministre « d’apporter de la considération aux enseignants ». Il avait affirmé cette attention particulière dans sa lettre envoyée le 6 juillet 2017, à la veille des vacances estivales, aux personnels de l’Éducation nationale. « L’institution est là pour vous soutenir dans cet esprit que nous devons mettre au service de nos élèves, au service de notre pays », ajoutait-il. L’époque semble lointaine.
Cinq ans plus tard, Lydia Pichot ne franchit plus le portail de son lycée auvergnat. Elle est en burn-outdepuis le mois d’octobre. Dans la douleur, elle arrache ces mots qu’elle n’aurait jamais cru dire un jour : « Je ne pourrai plus y retourner. » « Je suis tellement déçue. Blanquer a réussi à me dégoûter de l’enseignement. J’aimais tellement mes élèves ! Mais quand je vois la manière dont ils sont traités, je ne voulais pas être complice de cette politique », explique cette membre active des « stylos rouges », le mouvement de professeurs en colère né en décembre 2018, dans une France qui commençait à vivre ses samedis rythmés par les gilets jaunes. « Il n’y a aucun système d’écoute pour les collègues en souffrance. Notre administration ne se soucie absolument pas de notre bien-être », dénonce Dorothée Farcy, professeure des écoles à Saint-Riquier (Somme), membre du bureau du SNUipp-FSU départemental.
« Passage en force »
Comment passe-t-on d’un ras-le-bol général à la volonté ferme de tourner la page après plusieurs années d’enseignement ? Lydia Pichot avance trois raisons : « le manque de soutien du ministère après la mort de Samuel Paty, la réforme du bac et l’arrogance de Blanquer ». La professeure pense souvent à ce collègue assassiné le 16 octobre 2020. Il enseignait l’éducation civique, comme elle. « Je me suis rendu compte qu’on n’était pas grand-chose », estime-t-elle. Délaissée par la hiérarchie, contrainte d’appliquer des réformes qu’elle n’accepte pas, Lydia Pichot a vu le sens de son métier disparaître petit à petit. « J’étais une professionnelle, je suis devenue une exécutante », souffle-t-elle, en imaginant une reconversion plus heureuse. Et mieux payée.
Le sujet de la revalorisation des salaires des professionnels de l’Éducation nationale traîne depuis des décennies. Lydia Pichot l’évoque avec désespoir, surtout lorsqu’elle compare ses revenus avec ceux de collègues européens. Elle cite aussi la situation des accompagnants des élèves en situation de handicap (AESH), qui vivent sous le seuil de pauvreté. C’est cette question qui avait permis l’émergence des stylos rouges, en sus de l’augmentation des moyens matériels et humains ainsi que la volonté d’être enfin respectés au quotidien. Plus d’un an après son surgissement sur Facebook et l’inscription de plus de 60 000 membres, le ministre avait voulu répondre à cette revendication. « Ce qui va se passer, ce ne sera pas des clopinettes, ce sera extrêmement substantiel », avait-il promis en février 2020. Les mois passent. Une lettre finit par arriver en novembre 2020, dans la lignée du Grenelle de l’Éducation censé « moderniser » le secteur. Il s’agit en fait d’une « prime d’attractivité », allant de 100 euros net par mois pour l’échelon 1 à 35 euros pour l’échelon 7, équivalant à 14 ans d’ancienneté. Le pécule ne concerne pas celles et ceux avec plus d’expérience. Résultat : seulement 31 % des professeurs étaient concernés.
« J’étais une professionnelle, je suis devenue une exécutante. »
L’assiette devrait s’élargir en 2022, a promis le ministre. Mais le montant n’augmente pas, au contraire. Arnaud Fabre a compté. Ce professeur au collège va toucher 24 euros net de plus par mois. Il enseigne depuis dix-sept ans. « Tout cela est embryonnaire », regrette-t-il. Pour cet agrégé de lettres classiques, ce faux pas correspond à la politique même de Jean-Michel Blanquer qui consiste à ne pas appliquer ses annonces. « Il disait être un homme de dialogue, c’est faux : il gouverne seul. » Et gare à celui ou celle qui critiquerait son action. Les syndicats sont vent debout contre une pratique qui serait devenue récurrente depuis 2017 : la convocation.
Que ce soit par le rectorat, le directeur académique des services de l’Éducation nationale ou l’inspecteur, les rendez-vous où l’on reproche à un professeur d’avoir enfreint son « devoir de réserve » seraient nombreux. Quand ce n’est pas l’entretien, c’est la lettre « de remontrance ». Deux directrices de Charente-Maritime l’ont reçue en janvier après avoir parlé à la presse. Elles avaient osé critiquer le protocole sanitaire que le ministre avait annoncé la veille de la rentrée au Parisien. Le rectorat, qui a reconnu que l’expression était maladroite, a justifié l’envoi de sa lettre en expliquant que les directrices avaient fait entrer une journaliste sans en avertir la hiérarchie. Cette explication reviendrait régulièrement quand des mouvements sociaux organisés par des professionnels de l’Éducation sont couverts par les médias.
Deux syndicalistes à Clermont-Ferrand, en juin 2021, ont quant à eux reçu une lettre de « mise en garde ». « On traite ce genre de cas tous les mois. Ce sont de vraies techniques d’intimidation », décrit Hélène Careil, de SUD Éducation 93. Cet « autoritarisme grandissant » montre « le manque de légitimité de plus en plus criant des réformes engagées ces dernières années, et l’incapacité de l’institution à fonctionner autrement que par le passage en force », selon un communiqué du syndicat.
Vocabulaire managérial
Bon gré mal gré, les profs doivent s’adapter. La passion du métier parvient parfois à remettre du liant malgré ces brutalités. Même si, depuis cinq ans, elles apparaissent avec toujours plus de violence, en transformant aussi cette solidarité qui pouvait caractériser les relations entre les collègues. « Dans la salle des profs, c’est diviser pour mieux régner. Avec l’autonomie des établissements et la disparition des horaires fléchés par matière, chacun essaie de batailler pour gratter des heures supplémentaires. Il y a des tensions chaque année », témoigne Arnaud Fabre pour ses collègues de lycée. En supprimant les filières traditionnelles au profit d’options à la carte, des matières ont perdu en volume horaire. « À tel point que certains postes ont été supprimés », explique Lydia Pichot. De son côté, elle avait choisi d’enseigner la géopolitique en plus de l’histoire-géo. Et ce malgré tout le travail nécessaire pour élaborer un programme. « Les enseignants sont tellement mal payés qu’ils se battent pour quelques dizaines d’euros en plus par mois. Certes, le bac avait besoin d’être dépoussiéré. Mais pas comme ça… »
Les rendez-vous où l’on reproche à un professeur d’avoir enfreint son « devoir de réserve » sont nombreux.
En référence au patron de France Télécom, qui a imposé une restructuration de l’entreprise entraînant plus de 60 suicides entre 2007 et 2009, Lydia Pichot lance : « Blanquer, c’est le Didier Lombard de l’Éducation nationale. Ce ne sont pas des réformes qu’il mène, c’est un plan social. » Le parallèle est percutant. Il renvoie aussi au nombre important de professionnels de l’Éducation nationale qui se donnent la mort : 58 agents se sont suicidés entre 2018 et 2019, selon des chiffres du CHSCT. Et certains sur leur lieu de travail, comme Christine Renon, le 23 septembre 2019. Elle concluait sa lettre envoyée à son inspecteur d’académie et à ses collèges directeurs d’établissement scolaire de Pantin par un terrible : « Je suis fatiguée ! »
Cet esprit de compétition, qui mène parfois à des gestes désespérés, est insufflé sur fond de précarité générale. « On est obligés de mal faire notre travail, un peu comme à l’hôpital », décrit Dorothée Farcy. Pour elle, la casse du service public accélérée depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron et de son gouvernement se produit aussi à l’Éducation nationale. Avec toujours ce discours pompeux et éloigné de la réalité :« bienveillance », « dialogue social », « confiance »… « Rabâché » depuis cinq ans, « ce vocabulaire managérial n’était pas présent » avant l’arrivée de l’ancien directeur de l’Essec (une école de commerce) à la tête du ministère, constate la professeure des écoles. « Ces mots ne veulent plus rien dire. »
Surtout lorsque l’on est confronté au traitement réservé aux personnels de l’Éducation nationale depuis le début de la crise sanitaire. Un mois après l’annonce du protocole de Jean-Michel Blanquer depuis Ibiza, les agents sur le terrain ne décolèrent pas. « On a reçu des masques FFP2, mais ce sont des masques de chantier. On a reçu des autotests à la mi-janvier, mais ils se périmaient huit jours plus tard. Que faut-il faire pour être respecté ? C’est un profond mépris à l’égard de la profession », grince Dorothée Farcy. D’autant plus difficile à vivre qu’il peut être dangereux de s’en plaindre à la presse. « Je suis contre ce protocole, mais j’hésite à le dire », confie Julie, enseignante du premier degré, qui préfère ne pas être identifiable. « On se targue d’avoir eu une école ouverte pendant l’épidémie. Mais à quel prix ? Dans notre école, cinq enseignants sur sept ont été contaminés ! » En mars 2021, plusieurs dizaines de profs avaient porté plainte contre le ministre pour mise en danger de la vie d’autrui. Quelques mois plus tard, l’intéressé publie École ouverte, où il vante son action auprès de « cette institution fondamentale ». Le fossé entre la Rue de Grenelle et les professionnels de l’Éducation n’est pas près de se résorber.