Discours haineux : Mais que fait la police de l’audiovisuel ?

Devant la diffusion répétée d’incitations à la haine ou à la violence et de discours antirépublicains sur CNews, le CSA n’a que très peu réagi, arguant de la liberté d’expression.

Lucas Sarafian  • 16 février 2022 abonné·es
Discours haineux : Mais que fait la police de l’audiovisuel ?
© Xose Bouzas / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Mardi 29 septembre 2020. Entre 19 heures et 20 heures sur CNews, le bandeau en bas de l’écran affiche le thème de la séquence : « Mineurs isolés : une naïveté française ? » Une discussion qui intervient quatre jours après l’attentat perpétré devant les anciens locaux de Charlie Hebdo. L’animatrice de « Face à l’info », Christine Kelly, essaie de « modérer » les paroles tenues sur le plateau. Une en particulier : celle d’Éric Zemmour, chroniqueur régulier de l’émission depuis plus d’un an. Trop tard. Le polémiste d’extrême droite est lancé : « Tous, tous, Christine, tous ! Parce qu’ils [les mineurs étrangers isolés] n’ont rien à faire ici. Ils sont voleurs, ils sont assassins, ils sont violeurs, c’est tout ce qu’ils sont ! Il faut les renvoyer ! » Aucune réaction contradictoire n’est proposée sur le plateau.

La sanction du CSA (rebaptisé Arcom, pour Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) tombe cinq mois plus tard : CNews devra payer 200 000 euros pour des propos qui « véhiculent de nombreux stéréotypes particulièrement infamants à l’égard des mineurs étrangers isolés » et « de nature à encourager des comportements discriminatoires ». Une – petite – épine dans le pied d’une chaîne dont le chiffre d’affaires dépasse les 40 millions d’euros pour l’année 2020.

L’amende résulte d’une première mise en demeure le 3 décembre 2019. En cause, trois émissions de « Face à l’info » diffusées en octobre de la même année, où Éric Zemmour s’était placé « du côté du général Bugeaud », avait défendu que l’homosexualité était un choix et que Pétain avait « sauvé » les juifs français. Depuis, l’émission est diffusée en léger différé.

Des milliers de saisines

C’est, à ce jour, la seule sanction financière que le CSA a infligé à la chaîne née sur les cendres d’i-Télé le 27 février 2017. Le gendarme de l’audiovisuel n’est jamais allé plus loin sur le cas de la chaîne de débats. Le bilan chiffré de l’autorité de contrôle est saisissant : des milliers de saisines pour seulement cinq mises en garde, trois mises en demeure. Et une seule amende. Sans oublier qu’Éric Zemmour n’a jamais quitté l’antenne.

5 mises en garde, 3 mises en demeure et une seule condamnation.

Incitation à la haine ou à la violence, manquement à l’exigence de rigueur dans la présentation et le traitement de l’information et, surtout, en matière de pluralisme. Ces faits marquent tous des entorses à la convention signée en 2020 entre Serge Nedjar, le patron de la chaîne, et Roch-Olivier Maistre, président du CSA (et aujourd’hui de l’Arcom). Une sorte de contrat imposant des obligations déontologiques à la chaîne, comme « assurer le pluralisme des courants de pensée et d’opinion » ou « ne pas encourager des comportements discriminatoires en raison de la race ou de l’origine ».

« La matinale », « L’heure des pros », « Face à l’info » : d’une émission à l’autre, les intervenants restent les mêmes. Des émissions où de nombreuses personnnalités réactionnaires disposent de leur rond de serviette : Élisabeth Lévy, directrice du magazine réactionnaire Causeur, Charlotte d’Ornellas, journaliste à Valeurs actuelles, Eugénie Bastié, chroniqueuse régulière de la chaîne, Gabrielle Cluzel, rédactrice en chef du site Boulevard Voltaire,et désormais Mathieu Bock-Côté, essayiste canadien et doublure d’Éric Zemmour. Les tenants de la réaction et du nationalisme sont comme chez eux sur les ondes de CNews.

Gendarme désarmé

Face à tant de dérives documentées, comment expliquer une telle passivité ? « La manière dont la régulation est écrite n’aide pas beaucoup le CSA : les seules paroles des personnalités politiques sont calculées, explique Julia Cagé, économiste et professeure à Sciences Po Paris (1). La chaîne peut donc installer des commentateurs aux discours tout aussi politiques. » C’est ainsi qu’Éric Zemmour a pu conserver sa chaire médiatique jusqu’au 8 septembre dernier. Jour où le gendarme de l’audiovisuel a enfin demandé qu’il soit considéré comme « un acteur du débat politique national ». Une décision précédant le départ du chroniqueur d’extrême droite de la chaîne sur laquelle il officiait. Mais qui n’a pas mis fin à près de deux ans de saillies réactionnaires, haineuses et racistes.

Car, après cette demande, CNews a continué d’offrir une tribune libre à l’extrême droite. Jusqu’à reléguer le gouvernement et l’opposition de gauche aux horaires de nuit, quand l’audience est famélique. Fait pour lequel le CSA a mis en demeure la chaîne le 3 décembre dernier.

La chaîne « doit évidemment rendre compte d’opinions (au pluriel), mais ne peut en aucun cas défendre une opinion spécifique. Or, même avec le cache-sexe d’un pseudo-pluralisme formel […]_, CNews est bien devenue, à la barbe d’un CSA muet sur ce point, une chaîne d’opinion, tenante d’un camp, et même bastion avancé de ses combats »_, déplore Joseph Daniel, membre du CSA de 1999 à 2005, dans une tribune publiée dans Le Monde en décembre.

L’autorité publique dispose pourtant d’armes lourdes, comme la suspension de diffusion.

Pourtant, en ce qui concerne le pluralisme des points de vue, « le CSA étudie chacune des émissions en question et décide, parfois, de sanctions. Donc oui, il fait son job, assure Nathalie Sonnac, membre du CSA de 2015 à 2021. Si on régulait trop en amont, on appellerait à la censure. L’intervention vient donc après que les débats ont eu lieu. La société a-t-elle envie de moins de liberté d’expression ? Ce n’est pas au Conseil de répondre, c’est une réflexion de l’ordre de la loi. »

Une explication à laquelle Aurélie Filippetti, ministre de la Culture de 2012 à 2014, n’adhère pas : « Cette chaîne ne respecte pas ses obligations en matière de pluralisme. Il y a des règles pour que les chaînes d’info ne deviennent pas des chaînes de propagande. Zemmour et l’extrême droite sont surreprésentés. CNews a été rappelée à l’ordre sans que rien ne change. L’Arcom devrait aujourd’hui suspendre l’autorisation d’émettre. » Car l’autorité publique dispose d’armes plus lourdes, comme l’insertion d’un communiqué dans le programme, la suspension de sa diffusion pour un mois, voire davantage. Il existe enfin la mesure ultime, celle de l’écran noir. La dénomination administrative évoque, elle, une résiliation de l’autorisation de diffusion.

Cette arme n’a été utilisée qu’une seule fois, en 2015, lorsque le régulateur reprochait à la chaîne Numéro 23 d’avoir voulu revendre pour 90 millions d’euros à NextRadioTV un canal obtenu gratuitement en 2012. Mais le Conseil d’État a cassé cette décision, estimant que « l’existence de la fraude à la loi -invoquée pour justifier le retrait de -l’autorisation n’[était] pas démontrée ». Malgré un pacte d’actionnaires du 21 octobre 2013 qui révélait « l’intention de l’actionnaire principal de Diversité TV France [Numéro 23] de sortir du capital de la société dès que possible (à expiration du délai de deux ans et demi prévu par la convention du 3 juillet 2012) ». Après cette gifle, le CSA a bien retenu la leçon et n’a jamais réitéré.

Chaîne d’opinion

Autre anomalie : la convention indique que « le service est consacré à l’information. Il offre un programme réactualisé en temps réel couvrant tous les domaines de l’actualité ». En bref, CNews est, en théorie, une chaîne d’info. Mais, dans les faits, la méthode Bolloré impose son équation sur cette chaîne gratuite : plus de talk-show, moins de journaux. Beaucoup moins cher et bien plus efficace pour imposer une idéologie. Et peu importe si les plateaux constituent la quasi-totalité de la diffusion quotidienne, les moins de dix journaux télévisés – réactualisés chaque jour – garantissent, sur le papier, ce statut.

Un événement a pourtant changé la donne : les auditions de Thomas Bauder, directeur de l’information de la chaîne, le 10 décembre, et de Vincent Bolloré, patron du groupe Canal+, le 19 janvier, devant la commission d’enquête du Sénat sur la concentration des médias. Le premier a expliqué que, sur sa chaîne, « il y a des opinions, mais ce n’est pas une chaîne d’opinion ». Le second a repris à son compte ses propos : « J’ai vu l’audition de Thomas Bauder, qui en est le patron et qui dit que c’est une chaîne de débat […]_. Personne n’a l’ambition, l’intention ou l’erreur de faire des chaînes d’opinion. »_

Des propos qui rappellent ceux tenus par Serge Nedjar, le patron de la chaîne, dans Le Figaro le 9 janvier. Le directeur général de CNews considérait alors qu’elle était « la chaîne des opinions, avec un grand “S” », tout en lui reconnaissant « une certaine couleur » politique, car « les sujets qui intéressent les Français aujourd’hui sont des sujets qui fâchent, et qui n’étaient traités historiquement que par la droite et l’extrême droite ».

Où est donc passée la chaîne d’information en continu ? Elle s’est de facto transformée en un grand plateau de débats. La ligne rouge est donc franchie. « Sur ce point, l’Arcom a un coup à jouer, estime l’économiste Julia Cagé. » Contactée, Anne Grand d’Esnon, membre de l’Arcom et présidente du groupe de travail « pluralisme et déontologie des programmes », assure que le rôle du régulateur en la matière « est de faire respecter la liberté d’expression et la liberté éditoriale ». Sans vouloir donner de commentaires sur les décisions prises par le gendarme de l’audiovisuel.

(1) Elle vient de publier Pour une télé libre. Contre Bolloré, Seuil, collection « Libelle ».

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