En Grèce, des médias menacés d’asphyxie
La situation des médias grecs est historiquement fragile. L’arrivée au pouvoir en 2019 d’un gouvernement libéral et corrompu a drastiquement détérioré l’exercice du métier de journaliste.
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Élu le 7 juillet 2019 lors des élections législatives, nommé Premier ministre le 8, Kyriakos Mitsotakis prend officiellement le contrôle de l’agence de presse nationale ANA-MPA et de la télévision nationale grecque, ERT, le 9. « Cela nous a pris de court,se rappelle Mahi Nikolara, journaliste à ERT. Nous étions très inquiets. » Et la nomination de l’ex-directeur du cabinet de Mitsotakis, Konstantinos Zoulas, à la présidence d’ERT, est venue renforcer les appréhensions des journalistes.
Deux ans plus tard, la Grèce a chuté de 5 places dans le classement mondial de la liberté de la presse et se retrouve classée 70e sur 180, juste avant le Timor oriental, et 24e sur 27 au sein des pays de l’Union européenne. Intimidations, surveillance, mise sur écoute, licenciements abusifs, plaintes en diffamation, censure… Plus de 132 violations de la liberté de la presse ont été relevées en 2021. Cela va des courriels de protestation du gouvernement envoyés aux reporters indociles aux procès à répétition contre les journalistes d’investigation. L’assassinat de l’un d’eux, Giorgos Karaïvaz, le 9 avril 2021, reste non élucidé à ce jour, tout comme celui de Sokratis Giolias, en 2010, revendiqué par un groupe extrémiste.
Stavroula Poulimeni, spécialiste des questions d’environnement, se retrouve en procès pour avoir publié dans un reportage le nom d’un cadre d’une société minière proche du gouvernement. Nikos Gianopoulos, journaliste du site News247, a été convoqué en septembre dernier devant le juge d’instruction sous le chef d’accusation « d’instigateur moral d’occupation de bâtiment public » en raison d’un reportage sur une occupation d’école par des lycéens.
Les correspondants étrangers ne sont pas plus épargnés. La correspondante néerlandaise Ingeborg Beugel a dû quitter le pays à la suite de la campagne de dénigrement des médias pro-gouvernementaux et des habituelles menaces consécutives. Elle avait vertement interpellé Kyriakos Mitsotakis sur la question du refoulement des migrants en mer. Le correspondant du quotidien français Libération s’est, lui, vu clouer au pilori par l’actuelle ministre de la Culture pour avoir publié une enquête sur le bétonnage de l’Acropole. « Le travail des correspondants étrangers est de plus en plus pointé du doigt, explique-til. Quand on soulève des contradictions, le gouvernement grec est embarrassé par cette démarche à laquelle il n’est pas habitué. Car ce qu’il attend de nous, c’est que nous fassions des copiés-collés des communiqués de presse sans poser de questions. » « De toute façon, quand on en pose, renchérit Thomas Iacobi, correspondant du quotidien La Croix, on obtient rarement des réponses. La rétention de l’information est la règle dans la plupart des ministères. »
132 violations de la liberté de la presse ont été relevées en 2021, faisant chuter la Grèce de 5 places dans le classement international.
La mise au pas s’est intensifiée en décembre 2020. Deux journalistes grecques, a priori favorable à la politique gouvernementale, ont alors été poussées à la démission : Eleni Akrita avait enquêté sur la fortune immobilière du couple Mitsotakis, Dimitra Kroustalli sur l’existence d’une double liste des victimes de la pandémie de covid, qui révisait à la hausse les chiffres officiels. Dans sa lettre de démission, elle évoque des « pressions asphyxiantes de la part de Maximou [le Matignon grec] ». Anastassia Tsoukala, juriste et criminologue, professeure à l’université de Paris-Saclay, estime que ces deux démissions forcées sont « l’essence même » du message de Mitsotakis aux journalistes. « Il ne suffit plus que tu sois de droite, il faut que tu sois au garde-à-vous et reproduises sans contester la ligne du gouvernement. » Pour qui s’en éloigne, une loi prévoyant jusqu’à cinq ans de prison ferme pour « fausse information » a été votée en novembre 2021.
Début 2022 la situation vire au règlement de comptes. Kostas Vaxevanis, directeur de l’hebdomadaire Documento, très critique envers le pouvoir, et Gianna Papadakou, responsable des années durant d’une émission politique sur la chaîne Alpha, sont convoqués devant le juge pour avoir révélé des scandales de corruption et d’évasion fiscale qui impliquent des hommes politiques actuellement au pouvoir. Passibles de vingt ans de prison ferme, ils sont accusés de « manquement à leur devoir », « participation à une organisation criminelle » et « participation à un complot ». La journaliste est même poursuivie devant une Cour spéciale mise en place par la majorité parlementaire conservatrice, instance devant laquelle il n’est pas possible de faire appel. Dix organisations de défense de la presse soutiennent les deux journalistes.
« Leurs seules preuves sont mes articles et mes émissions. Je maintiens chaque mot que j’ai écrit et ne reviens sur aucune de mes enquêtes », martèle Gianna Papadakou, qui a porté l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg. On lui reproche d’avoir interviewé le lanceur d’alerte Hervé Falciani, qui avait rendu publique la liste des clients de la banque HCBC susceptibles d’évasion fiscale. Liste à l’origine de redressements fiscaux en Italie, en France et en Espagne, qui se sont chiffrés en milliards d’euros. En Grèce, le montant de ces opérations peine à atteindre 200 millions. « On m’accuse d’avoir créé l’affaire pour causer du tort à des hommes d’affaires. C’est hallucinant ! Nous sommes poursuivis pour avoir fait notre travail », s’indigne la journaliste.
Kostas Vaxevanis avait révélé en 2015, peu après la victoire de la gauche aux élections législatives, le scandale Novartis, sur lequel Gianna Papadakou avait elle aussi enquêté. Il impliquait une dizaine de dirigeants politiques accusés d’avoir touché des pots-de-vin colossaux afin d’aider le laboratoire suisse à pénétrer le marché grec et vendre ses produits à prix exorbitants en pleine crise économique et sociale. En 2020, à la suite d’une enquête du FBI, Novartis a reconnu avoir arrosé des hommes politiques grecs et a payé à ce titre une amende de 312 millions d’euros aux États-Unis. « Jamais les conservateurs n’ont donné suite à cette affaire alors que le manque à gagner pour l’État grec est estimé à 3 milliards d’euros. Au lieu de porter plainte contre Novartis, ils préfèrent punir ceux qui ont mis au jour ce scandale »,s’indigne Kostas Vaxevanis, qui refuse de révéler ses sources. La Nouvelle Démocratie, parti conservateur, accuse le précédent gouvernement de gauche d’avoir orchestré l’affaire pour nuire à des ténors du parti comme Dimitris Avramopoulos, ancien commissaire européen, ou Adonis Georgiadis, ministre du Développement et des Investissements dans l’actuel gouvernement. Fait troublant, c’est lui qui a annoncé sur les réseaux sociaux l’ouverture des poursuites contre Vaxevanis bien avant que le journaliste ne reçoive sa convocation. L’enquête du parquet anti-corruption, ouverte en 2016, a classé l’affaire début février, innocentant ainsi les deux hommes. Ce qui a permis au premier ministre Kiriakos Mitsotakis de se lâcher au Parlement, évoquant de « fausses accusations, de fausses preuves » portées par « une bande de journaleux ».
Côté médias, à quelques exceptions près, c’est le silence radio. L’autocensure s’est transformée en une chape de plomb. Traditionnellement, des journaux très politisés défendaient ouvertement leur camp politique page après page. De l’aveu général, ce n’était pas « gênant » si tous les partis politiques étaient représentés, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. « Le pluralisme a disparu »,indique Mahi Nikolara, dont la chaîne de télévision a abandonné le reportage. « ERT est obligée, par son statut, de donner pour chaque sujet politique qui passe à l’antenne la position des partis d’opposition, au prorata de leur représentation au Parlement, explique-t-elle. Plutôt que donner cette ouverture à l’opposition, on a préféré ne plus faire d’émissions ou de reportages politiques. »
Les syndicats redoutent que le gouvernement n’asphyxie financièrement les médias d’opposition et les sites alternatifs, véritable soupape de l’information. Leur exclusion des 38,5 millions d’euros distribués par le gouvernement pour financer les campagnes liées à la pandémie est un signe qui ne trompe pas. Les médias critiques envers le pouvoir ont reçu des miettes, voire rien du tout.
Dans l’audiovisuel, la situation ne fait qu’empirer. L’ancien gouvernement de gauche avait voulu faire payer aux patrons de chaîne les licences d’exploitation. Intention louable mais « mal préparée, explique Nikos Smyrnaios, enseignant à l’université de Toulouse en économie des médias. Le seul critère était l’argent, sans aucune obligation sur le contenu des programmes. Or seuls les oligarques proches des conservateurs ont de l’argent. Les licences ont ainsi été redistribuées aux mêmes acteurs corrompus. » Pour sortir de cette spirale, il manque, selon le chercheur, « des ressources économiques saines pour les médias, des conditions pour le fonctionnement sain de l’espace public, et un cadre institutionnel qui fonctionne ». Le problème est que les propriétaires de groupes de presse sont essentiellement des armateurs et des hommes d’affaires. Leur mission principale n’est pas d’informer mais de pouvoir exercer un chantage sur le pouvoir, quel qu’il soit, afin d’obtenir qui une loi favorable à leurs affaires, qui un prêt bancaire, qui des commandes publiques. Le marché est simple : faveur contre presse conciliante. Sinon, c’est le dézingage. Ceci expliquant cela, 75 % des Grecs ne font pas confiance à leur média. C’est le plus haut pourcentage en Europe.