Faute de services publics, des services « citoyens »
Les bénévoles sont de plus en plus impliqués dans des missions de service public. Une manière d’être au plus près des besoins des usagers et de pallier le désengagement de l’État. Mais avec le risque d’encourager ce recul.
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Ahmed (1) aurait pu devenir fou. Mais ce n’est pas à cause des routes sinueuses de l’exil, de sa traversée de la Méditerranée dans un bateau de fortune et de son long bras de fer avec l’administration française. Ses craintes à lui se nommaient isolement, solitude et repli sur soi. Il les a vues happer tour à tour ses compagnons de galère, dans les foyers d’accueil pour réfugiés, qu’il a fréquentés depuis 2016, à son arrivée en France.
S’il n’a pas « perdu la tête », malgré une période difficile, c’est grâce à des rencontres qui lui ont permis d’étancher sa « soif d’une nouvelle langue et d’une nouvelle culture ». Édouard et Bénédicte font partie de ses bienfaiteurs. Depuis le mois d’octobre, le couple de retraités, hébergeurs solidaires (et bénévoles), met gratuitement à sa disposition un studio inoccupé dans un coin de leur petit jardin, en banlieue parisienne. Choqué par les images d’Afghanistan, l’été dernier, Édouard, ancien ingénieur dans l’industrie automobile, voulait se rendre utile. En quelques clics, il trouve sur un site du gouvernement le contact de l’association Réfugiés bienvenue, qui leur présente Ahmed, Soudanais d’une vingtaine d’années à l’humeur rieuse. Ce dernier posera ses valises chez eux pour douze mois.
La relation entre eux s’est nouée en douceur. « Il est chez lui [dans le studio] et nous sommes chez nous », le tranquillise Bénédicte. Il vient parfois « grignoter » avec le couple et mélanger les langues et les cultures. « Je n’ai jamais senti que j’étais hébergé », remercie Ahmed, gouailleur et euphorique, ce jour-là, d’avoir décroché un CDD d’un an dans l’hôtellerie, grâce à une formation à laquelle il s’était inscrit sur les conseils de Réfugiés bienvenue. C’est Édouard qui relira son contrat pour s’assurer que rien ne cloche avant signature. Pour Ahmed, ce job est un pas décisif vers l’autonomie et l’intégration, deux ans après avoir obtenu le titre de réfugié politique.
Dans le bureau aux murs blancs qu’il partage avec une collègue, Sami Cheikh Moussa, coordinateur de Réfugiés bienvenue, retrace la genèse de l’opération. Née en 2015 d’un élan de solidarité, l’association s’est structurée pour accompagner un réflexe « qui a toujours existé » et démontrer que l’accueil pouvait être une richesse réciproque. « Les crises successives ont rendu visible le manque étatique », constate-t-il. Réfugiés bienvenue bénéficie de financements publics pour sélectionner les profils qui « matchent » et assurer le suivi de la cohabitation et un accompagnement social, pour 34 demandeurs d’asile et réfugiés politiques.
Je n’ai pas l’impression de faire le travail de l’État, car l’État, c’est moi et chacun de nous.
Le gouvernement s’est saisi de cet élan spontané – provoqué en partie par sa politique de non-accueil – et structure depuis 2017 le programme des hébergeurs solidaires, devenu « collocations solidaires », sous l’égide de la Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement. Il offre une solution nouvelle dans la palette des hébergements, entre la vie en foyer et l’autonomie. Sami Cheikh Moussa en a conscience, il permet aussi aux pouvoirs publics de financer des places d’hébergement à moindre coût. Une place en centre d’accueil de demandeur d’asile coûte 19,50 euros par jour à l’État, alors que Réfugiés bienvenue héberge les demandeurs d’asile sans subvention et ne perçoit que 5 euros par jour pour l’hébergement des migrants bénéficiant du statut de réfugié.
« C’est un sujet de réflexion majeur pour toutes les associations, confesse-t-il. Nous sommes conscients que nous pallions un manque de l’État qui ne respecte pas ses obligations, mais notre choix est d’agir pour répondre à l’urgence. Nous n’avons pas l’impression que si nous arrêtions de jouer ce rôle, la situation des exilés s’améliorerait. »
Il n’est pas le seul à se voir rattrapé par un doute existentiel. La fragilisation des services publics coïncide avec une appétence des décideurs pour l’implication directe des citoyens bénévoles. Une mode à double tranchant.
La start-up Ecov pousse ainsi la notion nouvelle de « service public partagé », pour vanter les vertus d’un modèle mettant l’usager-citoyen dans le rôle de contributeur du service public. Elle développe en particulier des lignes de covoiturage : la collectivité installe des arrêts le long d’un axe identifié et développe une application mobile. Les covoitureurs signalent leur destination sur ces deux supports, pour se rendre visibles des automobilistes, qui peuvent alors choisir d’embarquer un passager et partager les frais, via l’application dédiée. Une démonstration parmi d’autres, estime la PME labellisée « French Impact », que le partage peut donner naissance à des services nouveaux qu’aucune collectivité n’aurait la force de porter seule et qu’aucune entreprise ne voudrait exploiter, faute de rentabilité.
Les exemples de cette imbrication entre bénévolat et service public sont nombreux et anciens : pompiers volontaires, crèches parentales, écoles associatives, associations et ONG de l’humanitaire ou du social, coopératives (Enercoop, RailCoop).
Le mouvement semble néanmoins s’enraciner. Nous assistons désormais, selon le sociologue Simon Cottin-Marx, à une « bénévolisation » des services publics, avec la mobilisation dans la police, la gendarmerie, les écoles ou les collectivités locales de « réserves citoyennes » (2). Ces expérimentations, imaginées pour la plupart après les attentats de 2015, sont encore marginales, mais constituent clairement un moyen de remédier au manque des institutions.
Le mouvement semble s’enraciner, avec une « bénévolisation » des services publics.
Des plateformes comme France Bénévolat, jeveuxaider.gouv.fr ou ses équivalents privés (Benenova, Welp, Diffuz) offrent aux collectivités la possibilité de mobiliser directement des bénévoles, pour un chantier, une opération de nettoyage de l’espace public ou, comme à Paris lors des « nuits de la solidarité », estimer le nombre de sans-abri (2 000 bénévoles mobilisés en mars 2021).
Dans un contexte de finances publiques contraintes, il est également tentant pour les municipalités de s’en remettre au remuant mouvement des communs, qui fait fleurir des projets contributifs dans les espaces de liberté vacants, entre le champ de l’action publique institutionnelle d’un côté et le secteur marchand de l’autre. Les villes, qui ont compris la vitalité de ce mouvement baigné de la culture du libre et du « do it yourself », mettent des espaces à disposition, souvent de manière temporaire en profitant de la vacance des locaux pour faire fleurir des tiers-lieux qui nourrissent le territoire.
Réfugiés bienvenue s’est installée en avril dans un de ces tiers-lieux éphémères, dans les anciens locaux du port autonome de Paris, en bord de Seine (Les Amarres). L’association Aurore y gère deux centres d’accueil pour réfugiés, en attendant le début des travaux de réhabilitation du bâtiment, fin 2022. Pour un loyer imbattable de 1 000 euros pour deux bureaux, Réfugiés bienvenue cohabite avec une pléiade d’associations. « C’est très riche, mais aussi précaire », résume Sami Cheikh Moussa. Comme la plupart des associations, survivre est un défi quotidien pour la petite équipe de trois salarié·es. Sami Cheikh Moussa, en bon dirigeant associatif, passe une bonne partie de son temps à répondre à des appels à projets, renouvelables chaque année… Lorsque les crédits ne sont pas supprimés. Avec les dons privés, essentiellement de fondations, qui représentent une moitié environ du budget de l’association, ce travail est la condition pour pouvoir fonctionner de manière professionnelle.
Autour de leur table familiale, Bénédicte et Édouard voient l’implication citoyenne d’un bon œil. Agir leur fait du bien. Ils multiplient d’ailleurs les engagements, comme Bénédicte l’a toujours fait, depuis qu’elle a arrêté de travailler pour s’occuper de ses enfants_. « Si chacun prenait une toute petite part, les choses iraient beaucoup mieux »,_ tranche-t-elle. « Je n’ai pas l’impression de faire le travail de l’État, car l’État, c’est moi et chacun de nous », abonde Édouard.
Les organisations mobilisées dans le cadre du Printemps des services publics défendent elles aussi l’idée d’un nouveau souffle, plus démocratique, pour les services publics. « Le commissariat du XVIIIe arrondissement, par exemple, n’aurait sûrement pas la même politique de proximité si, dans son conseil d’administration, siégeaient des habitants de l’arrondissement à même d’évaluer le commissaire, par exemple », défend ainsi Arnaud Bontemps, du collectif Nos services publics.
Mais sur l’autel des « communs » et d’une certaine forme d’auto-organisation citoyenne, le collectif craint non seulement de voir s’accélérer le désengagement de l’État, mais aussi de voir sacrifier des ingrédients cruciaux du service public : le professionnalisme des agents, gage de déontologie et de qualité du service rendu, et l’égalité d’accès de toutes et tous, partout sur le territoire. « Si chacun est appelé à se débrouiller avec les ressources disponibles localement, nous allons vite voir se creuser le fossé, déjà immense, entre les territoires riches et pauvres », prévient Arnaud Bontemps.
(1) Le prénom a été modifié.
(2) Quand l’État et les collectivités locales mobilisent directement les bénévoles, une « bénévolisation » de l’action publique ? Simon Cottin-Marx, rapport de fév. 2022, d’après d’une étude réalisée pour la CGT-FO. L’auteur est membre du conseil d’administration de l’association Pour Politis, actionnaire majoritaire de Politis.