Giacometti et Breton, cinq ans d’amitié
L’Institut Giacometti, à Paris, donne à voir les relations turbulentes entre l’artiste et le chef de file du surréalisme. Un lien fusionnel et conflictuel.
dans l’hebdo N° 1691 Acheter ce numéro
Une cage de fer. À l’intérieur, une sphère en bois suspendue par une corde à violon semble pouvoir glisser sur l’arête d’un croissant, suggérant une forme d’érotisme délicat. Le visiteur se trouve instinctivement tenté de faire glisser la boule sur l’arête. À ceci près que la longueur de la corde ne permet que partiellement cette manipulation !
Cette sculpture époustouflante d’Alberto Giacometti, dite la Boule suspendue, réalisée en 1931, est puisée dans le « mur » de Breton. Ce qu’on appelle le « mur », c’est la collection de l’écrivain poète, chef de file du surréalisme, imprégnant la scène artistique et culturelle de l’entre-deux-guerres jusqu’au début des années 1960. Se bousculent dans son modeste appartement -parisien de la rue Fontaine dessins, huiles, un nombre ahurissant de sculptures, d’objets, de trouvailles (comme on peut l’observer sur le site exceptionnel, véritable musée numérique sur l’homme et son œuvre, www.andrebreton.fr, dirigé par Constance Krebs). Soit une histoire de l’art universelle, installée dorénavant à Beaubourg.
En plein cœur de ce mur, pile poil dans le dédale des œuvres, cette fameuse Boule suspendue. Une version en bois qui se démarque du travail originel, en plâtre et métal. C’est la première fois qu’une œuvre du « mur » est extirpée de Beaubourg. Première sortie qui sonne comme un retour à la maison. Ou presque. À l’Institut Giacometti, dans le quatorzième arrondissement de la capitale, lequel s’ouvre sur le studio atelier de Giacometti, son espace de vie et de travail. Un atelier étriqué de 23 mètres carrés, reconstitué, dans lequel a vécu Giacometti dès 1926, jusqu’à sa mort, en 1966. Pêle-mêle et bric-à-brac de l’artiste. Entre pinceaux, couteaux, esquisses, journaux, pots d’encre, palettes, une chaise, des cartons de dessins, un tabouret, un vulgaire plumard, des cartons de dessins encore, un réveil mécanique, une armoire rudimentaire, un cendrier dans lequel reposent trois mégots…
Dans une pièce mitoyenne de l’exposition « Amitiés surréalistes », à regarder de près, la Boule suspendue pourrait être la pierre angulaire des relations entre André Breton et Alberto Giacometti. Amitié turbulente, bouleversée. Bouleversante. Qui n’aura guère duré. Entre 1930 et 1935. Cinq ans, pas plus. Ouvertement. En réalité, les liens, une fois forgés, seront indéfectibles. Fusionnels, conflictuels. En témoignent les correspondances, largement exposées ici, exhumant nombre d’archives, au milieu de dessins, d’esquisses, qui vont, viennent, accostent dans les relations, s’approuvent, se déchirent.
Giacometti avait d’abord tenté d’approcher les surréalistes en 1926. Bien accueillies par Yves Tanguy et Jacques Prévert, ses œuvres n’avaient pas reçu l’approbation de Breton. C’est ballot. Trois ans plus tard, il remet le couvert en approchant le peintre André Masson. Giacometti a besoin de reconnaissance. Pour maintenir sa voie, trouver son chemin. Croûter, aussi. Michel Leiris est peut-être le premier à publier un article important sur son travail.
« Frustré par l’immobilité de ses œuvres, relate Serena Bucalo-Mussely, commissaire de l’exposition, l’artiste décide de travailler à des compositions donnant l’illusion du mouvement. » Et de créer la Boule suspendue, présentée à la galerie Pierre, repère du surréalisme. Succès immédiat. Auprès -d’Aragon d’abord. Et qui attire (enfin) l’attention d’André Breton. On est en 1930. Et l’amitié devient forte, tandis que le sculpteur inspire nombre d’artistes. Pour Breton, chaque œuvre deviendra le moteur même de son écriture. Tandis que Giacometti collabore aux revues du mouvement. Ses œuvres sont photographiées dans son atelier ou lors des accrochages, où se succèdent l’objectif de Dora Maar, ceux de Brassaï, Man Ray, Jacques-André Boiffard.
Giacometti s’engage pleinement dans le surréalisme, suit les réunions de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires, aux côtés d’Aragon, Éluard ou Tristan Tzara. Entre lui et Breton, l’amitié se fortifie dans une correspondance épistolaire intime, notamment à la mort du père de Giacometti, qui plonge le sculpteur dans l’angoisse et le désarroi. C’est aussi dans cette période qu’il entame une série de cubes, -polyèdres irréguliers à douze faces, à voir comme une traduction de la mort et de la mélancolie.
En 1934, Breton se marie avec Jacqueline Lamba. Pour témoins, Éluard et Giacometti, le toutim cadré par Man Ray. À cette occasion, Breton compose pour son épouse L’Air de l’eau, un recueil de poèmes qu’il propose à son ami d’illustrer en gravure. Giacometti s’y colle, exécute plusieurs esquisses, plume et crayon (également exposées à l’Institut Giacometti, et pour la première fois). Quatre dessins seulement sont retenus par le tout frais marié. C’est encore ballot.
C’est aussi dans cette période, foisonnante et pas toujours connue (et c’est tout l’intérêt de cette expo), que Giacometti réalise L’Objet invisible, inspiré d’une trouvaille au marché aux puces, représentant une femme à moitié assise sur un trône, tenant entre ses mains le vide. Tout Giacometti est là. Le fond, la forme, les pleins et les vides, les interrogations sur les limites de la sculpture, ses frustrations.
Pas vraiment satisfait par son travail, Giaco va revenir au sujet d’après nature, d’après modèle, tourné vers la figure humaine. Ça ne sera pas du goût de son ami. Fin des relations. Il est exclu du mouvement. Peu lui chaut, peut-être. Il a déjà pris son envol, son envergure d’albatros. Et c’est bien ce que l’on ressent dans les échanges entre les deux bougres. Une relation d’admiration, mais qui s’y frotte s’y pique. Dans ce sens, Giacometti affirme sa liberté de créer. Sa liberté tout court, qui le mènera vers la thématique de l’Homme qui marche.
Alberto Giacometti, André Breton, Amitiés surréalistes, Institut Giacometti, 5, rue Victor-Schoelcher, Paris, jusqu’au 10 avril. Catalogue, éd. Farge, 194 p, 28 euros.