Greg Tate ou l’heureux mélange
Disparu en décembre, le critique et écrivain était un grand penseur de l’Amérique et des mondes afro-diasporiques. Il s’était confié à nous en 2016.
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Greg Tate, disparu le 7 décembre, était l’une des plus belles plumes de la critique américaine. En France, on le connaissait mal, ses principaux articles et recueils n’ayant jamais été traduits. Pourtant, il comptait parmi les principaux penseurs de la musique noire, et plus largement des arts américains, pouvant enchaîner dans le même ouvrage un éloge de Michael Jackson et une réflexion sur les romans de Don DeLillo.
Dans la lignée des écrits d’Amiri Baraka (1) sur le jazz, les textes de Tate prônaient la nécessité d’inscrire la critique dans une analyse sociologique et historique de la vie des artistes et de l’industrie de la musique. Son objectif, lorsqu’il écrivait sur les arts africains-américains : comprendre comment les Noirs « pensent mentalement, physiquement et émotionnellement », et rendre compte de l’histoire artistique d’un peuple.
Dans ses écrits, et ce dès ses publications dans le Village Voice, Tate refusait de s’enfermer dans le carcan des genres. Pour parler de la peintre Kara Walker, il évoquait le jeu du basketteur Michael Jordan. Pour chanter la carrière de Prince, il débutait par une citation de l’écrivain Ralph Ellison. Dans ses mots, pas de différence entre arts nobles et populaires, pas de rupture entre la vie et l’écriture. Tate citait ses conversations avec ses amis, délivrait au détour d’une phrase des réflexions inabouties. Comme des promesses d’analyses qu’il poursuivrait ailleurs et autrement. Depuis 1999, le critique avait poussé le mélange des genres jusqu’à créer un orchestre, Burnt Sugar, qu’il imaginait comme une rencontre entre Parliament et Sun Ra. Une musique hybride, exactement comme l’étaient ses textes.
En 2016, à l’occasion de la sortie de son livre Flyboy 2, nous avions posé quelques questions à Greg Tate. Une interview inédite, où il évoquait son parcours et certains de ses artistes favoris.
Vous avez vécu à Washington DC. Quel impact la scène musicale de cette ville a-t-elle eu sur votre appréhension de la musique ?
Greg Tate : Dans les années 1970, les Noirs représentaient 80 % de la population de Washington. La ville abrite l’université de Howard, qui accueillait à l’époque l’une des communautés afro-diasporiques les plus diverses du monde. Howard avait sa propre chaîne de radio, où on pouvait tout entendre, de John Lee Hooker à Motown en passant par Sun Ra. Washington était aussi la Mecque des concerts : funk, jazz, reggae, punk-rock et même notre propre mélange de funk, jazz et hip-hop appelé le go-go.
Les formations de go-go comprenaient des cuivres et beaucoup de percussions. Ses rythmes étaient originaires de Washington et personne n’est vraiment parvenu à les reproduire depuis, même si Teddy Riley et Pharrell ont essayé. Les groupes TroubleFunk et Experience Unlimited (EU) en sont de très bons exemples, qu’il est possible d’écouter en ligne.
Vous évoquiez l’université noire de Howard. Fréquentiez-vous cet établissement ?
À Howard, j’ai assisté à beaucoup de concerts : Betty Carter, Muhal Richard Abrams de l’AACM (2), Weather Report. J’y étudiais alors le cinéma et le journalisme. Un de mes professeurs était le réalisateur éthiopien Haile Gerima. C’est avec lui que j’ai découvert des cinéastes indépendants comme Julie Dash et Charles Burnett. À Howard, j’ai effectué de nombreuses performances de poésie. Et j’y ai aussi publié mes premiers textes dans des journaux dirigés par les étudiants : The Hilltop et OO-Sh’Bop.
Après Howard, une autre institution dans votre parcours artistique et intellectuel a été le journal new-yorkais Village Voice.
Tout à fait. Thulani Davis, qui écrivait pour le Voice, était une amie de Washington. C’est elle qui, en 1981, m’a encouragé à envoyer des textes à Robert Christgau, le rédacteur en chef des pages musique.
Au Village Voice, Stanley Crouch était aussi une plume importante. Je lisais ses textes depuis les années 1970. Dans les années 1980, Crouch écrivait sur les jeunes talents qui explosaient sur la scène new-yorkaise : David Murray, James Blood Ulmer, Amina Claudine Myers. Ses articles m’ont donné envie de m’installer à New York et de mener une carrière d’écrivain.
Vous évoquez souvent les figures de Miles Davis et de Lester Bowie. Pourquoi ces trompettistes occupent-ils une place de choix dans vos écrits ?
Comme le dit mon ami Arthur Jafa, vidéaste, Miles Davis est le « super signifiant de la conscience noire ». On ne peut pas écrire sur l’esthétique noire sans évoquer la pensée de Miles Davis, son style et ses actions. Il est la personnification même de cette conscience. Lester Bowie est, lui, un mélange parfait d’intelligence, de stratégie et d’esprit. Il est l’un des rares à être parvenus à allier liberté d’expression totale et qualité de vie.
Dans une interview récente, vous qualifiez la musique de votre orchestre, Burnt Sugar, de panafricaine. Qu’entendez-vous par là ?
La musique panafricaine recouvre tous les styles musicaux développés pendant le dernier millénaire par les peuples de descendance africaine. Cela comprend à la fois la musique des Khoisan d’Afrique du Sud, les suites de Duke Ellington, l’afrobeat de Fela, le tropicalia brésilien et la musique trap des boîtes d’Atlanta.
Burnt Sugar se donne le droit de déployer n’importe laquelle de ces constructions musicales. Nous considérons toutes les musiques noires radicales comme des moyens d’analyse et de critique politique. Nous n’avons aucune considération pour le genre comme frontière possible entre les créativités.
(1) De son vrai nom Everett LeRoi Jones. Lire en français Le Peuple du blues, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jacqueline Bernard, Folio, 1997.
(2) Association for the Advancement of Creative Musician.